Le port et le fleuve

Le port de Montréal, véritable porte de l’Atlantique malgré la distance de 1600km à la haute mer, est actuellement le premier port de l’est canadien et l’un des plus importants pour la navigation dans l’Atlantique nord-américain, notamment grâce au commerce des conteneurs. À part ces derniers qui constituent approximativement 46% du trafic total, les produits pétroliers, le minerai de fer et de cuivre, les vracs solides comme les engrais, le sel de déneigement, le sucre brut et les céréales sont les marchandises qui font tourner le port. Il s’étend sur plus de 6km2 de superficie au long de la rive sud de l’île de Montréal du quartier Pointe Saint-Charles à l’ouest jusqu’au quartier Hochelaga-Maisonneuve à l’est, à ce qui s’ajoutent encore des installations de 4.7km2 de superficie à Contrecœur (Montréal-Est). La plus grande partie de ces installations est réservée aux activités industrielles, mais le port accueille aussi des bateaux de croisière.

 

montreal montreal (c) Hemma Allemann

 

Le Vieux-Port, ancien centre de l’activité commerciale au cœur de la ville, a été transformé en espace de loisirs pour des fins touristiques dans les années 1980. Pourtant, l’ensemble de l’installation portuaire reste un facteur important qui contribue toujours à la croissance économique de la ville en assurant plus que 5700 emplois en lien avec les entreprises directement impliquées dans le système portuaire et autour de 13 000 emplois indirectement liés à ses activités.1 Bilan encore plus frappant : le trafic annuel de marchandises s’élève à approximativement 25 millions tonnes pour l’année 2009 ayant vu l’accostage de presque deux milles navires.

Bien que ces chiffres tout seuls soient impressionnants, pour réellement pouvoir estimer l’importance du port, il faut y ajouter un point de vue historique sur sa contribution à l’essor de la ville. Le port joue dès la fondation de la ville un rôle décisif. Aux premiers temps, il sert principalement à la traite des fourrures vers l’Europe et à l’approvisionnement des colonies par des voiliers européens. L’activité est assez restreinte pendant deux siècles entiers jusqu’à ce que l’avènement des bateaux à vapeur marque un saut quantique dans son histoire au début du XIXe siècle. Ceux-ci facilitent considérablement la navigation sur le Saint-Laurent indépendamment des caprices du vent. Le succès du commerce avec le premier bateau à vapeur, l’Accommodation de John Molson en 18092, trouve rapidement des imitateurs : quantité de marchands montréalais profite de nouvelles perspectives de communications entre Montréal et Kingston sur le haut Saint-Laurent et la ville de Québec en aval.

Mais ce nouveau commerce exige des aménagements du port qui sont réalisés sous la direction de la Commission du Havre nouvellement créée en 1830, cinq ans après l’ouverture du canal de Lachine. Des quais sont construits et l’augmentation de la profondeur du chenal devient une préoccupation constante pendant quasiment un siècle entier. Les aménagements effectués dans les décennies suivantes permettent à Montréal de devenir le grand port canadien dans la deuxième moitié du XIXe siècle : en 1896, 42% des exportations en matières premières du Canada passent par son port.3 À cette époque des conflits entre les élites francophones et les anglophones, qui assurent leur influence par le Montreal Board of Trade, voient également le jour. Quand ils se rendent à l’évidence que l’installation portuaire est désuète, les hommes d’affaire francophones, organisés dans la Chambre du Commerce du District de Montréal fondée en 1887, se prononcent pour l’agrandissement du port à l’est alors que les anglophones favorisent la modernisation des installations existantes autour du Vieux-Port actuel, plus proches de leurs intérêts. La création de plusieurs quais, la réalisation des constructions contre les inondations ainsi que des silos pour les céréales et l’extension du port vers l’ouest (St.-Henri) et l’est (Hochelaga-Maisonneuve) pour gagner de l’espace d’accostage sont de grands pas en avant vers un port moderne. Grâce à ces modernisations le port vivra un âge d’or. Il acquiert le titre du plus important port canadien à la veille de la Première Guerre mondiale et en même temps il commence à devenir un microcosme quasi autonome à l’intérieur de la ville avec ses marins venant des quatre coins du monde et ses propres réseaux de transport.4

Avec la crise économique et la Deuxième Guerre mondiale, les exportations de l’ouest canadien qui passaient par Montréal reculent, ce qui diminue le poids économique du secteur de transport et de la navigation en particulier. Au fur et à mesure Montréal perd également son statut quasi monopoliste avec l’essor de la concurrence des ports dans la région (Québec, Sorel et Trois-Rivières). Après 1945, il s’opère un recul notable dans le secteur des transports et la prédominance de Montréal parmi les ports canadiens se termine avec la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent en 1959 qui permet l’accès aux Grands Lacs aux navires de haute mer, ce qui signifie également la perte de l’activité du transbordement. Privé de sa situation privilégiée et ne profitant guère de l’essor du commerce avec les pays d’Asie, Montréal perd son importance comme port international (en 1961, elle détient 38% du trafic maritime canadien, en 1977 ce ne sont que 18%, dix ans plus tard seulement 6%. 5

Un changement d’activité économique devient alors nécessaire au début des années 70. Les autorités du port décident d’implanter les conteneurs et des installations ultramodernes dans l’est. La partie centrale qui se trouve en déclin devient le Vieux-Port, sans réelle fonction économique, alors que le commerce avec les conteneurs connaît une hausse impressionnante et Montréal regagne son importance de port international (20% du trafic conteneurisé en Atlantique en 19906). À partir de 1962 des brise-glace assurent l’ouverture du chenal pendant tout l’hiver, ce qui rend le site encore plus attractif. En 1983, la création de la Société du Port de Montréal (qui s’appelle depuis 1999 Administration portuaire de Montréal), autorité locale qui gère le port depuis de manière autonome, marque l’un des derniers pas décisifs dans l’histoire du port. 7

Finalement, il reste à élargir la perspective jusqu’ici exclusivement focalisée sur l’aspect du transport sur le Saint-Laurent. Bien que le fleuve ait joué un rôle central dans le développement économique de la ville, il représente beaucoup plus qu'une simple voie de communication pour la navigation. Il est espace naturel précieux et lieu de récréation pour la population. Les îles Sainte-Hélène et Nôtre Dame, en voisinage direct avec le centre-ville, sont des endroits prédestinés pour les loisirs des Montréalais ainsi que pour les visiteurs. Sur l’île Sainte-Hélène, on y trouve le petit lac des cygnes, entouré d’un parc où l’on peut observer des animaux sauvages comme les ratons laveurs ou les marmottes. Un peu plus à l’est se situe le parc d’attractions La Ronde pour ceux qui préfèrent les sensations fortes pendant un tour de montagnes russes. L’île de Nôtre Dame, îlot artificiel créé pour l’EXPO 67, héberge le Casino de Montréal et le circuit Gilles Villeneuve. Ensemble avec l’île Sainte-Hélène, elle forme le parc Jean Drapeau.8

Un peu plus en aval, les îles de Boucherville offrent un parc naturel plus vaste où on peut pleinement immerger dans l’écosystème typique de la région et du fleuve. Dans ce contexte, la problématique de la qualité de l’eau du fleuve et son équilibre naturel toujours en danger par l’activité industrielle et agriculturale concentrée sur ses bords, doit être mentionnée. La protection des espaces naturels et la réduction de la pollution de l’eau sont des enjeux importants pour garantir la préservation du milieu naturel du Saint-Laurent pour les générations futures.

sources:
1 Cf. Le site officiel du port de Montréal. http://www.port-montreal.com/site/6_0/6_2.jsp?lang=fr (consulté le 22 mai 2010)
également pour des statistiques et données plus détaillées.
2 Cf. www.port-montreal.com/pdf/Historique_fr.pdf (consulté le 28 juin 2010).
3 Cf. Linteau, Paul-André : Histoire de Montréal depuis la confédération. Montréal, Boréal, 22000, p. 20.
4 Cf. Duquette, Jean-Pierre (éd.) : Montréal 1642-1992. Québec, Hurtubise HMH, 1992, p. 38.
5 Cf. Linteau, Paul-André : Histoire de Montréal depuis la confédération, Montréal, Boréal, 22000, p. 437.
6 Cf. ibid., p. 438.
7 Cf. www.port-montreal.com/pdf/Historique_fr.pdf (consulté le 28 juin 2010).
8 Cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Saint_Helen%27s_Island, http://en.wikipedia.org/wiki/%C3%8Ele_Notre-Dame (consulté le 28 juin 2010).

Texte d'introduction: Markus Ludescher

 


 

Brossard, Nicole - Montréal - Les mille visages d’une « ville d’eau »

Chamberland, Paul - Aléatoire instantané - Quand la caméra s’arrête sur un moment

Ducharme, Réjean - Le nez qui voque - Le Saint-Laurent – « mon fleuve »

Jacob, Suzanne - Un port qui ne sent jamais la mer - De l'odeur du port

Kattan, Naïm - La célébration - Le fleuve majestueux

Kokis, Sergio - Le fou de Bosch - Le pont Jacques-Cartier

LaRue, Monique - La Démarche du crabe - 1967 : on prépare l'EXPO

Latif-Ghattas, Mona - Montréal l’année de la grande tempête - Des souvenirs à peine débarqués

Roy, Gabrielle - Bonheur d'occasion - Un cargo

Royer, Jean - Vue du fleuve - Se souvenir pour s’approprier son passé par celui de la ville

Soucy, Gaétan - L’immaculé Conception - Tentation de suicide


 

 

Nicole Brossard, « Montréal ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Les mille visages d’une « ville d’eau »

 

Dans « Montréal » de Nicole Brossard, tout tourne autour de la ville comme espace de la fiction dans le cadre d’une quête personnelle de la citadine. Celle-ci explore l’espace en dirigeant sa recherche vers les lieux de la ville du point de vue d’une Montréalaise qui réfléchit sur son passé en évoquant les souvenirs à propos des endroits qui l’ont marquée. De cette façon, elle rassemble les facettes qui caractérisent la métropole : sa vivacité, son histoire mouvementée dont témoignent les bâtiments imposants, son multiculturalisme et son ambiguïté comme espace de 'solitude surpeuplé'. Le poème vit essentiellement de la transcription des sensations personnelles évoquées par une suite d’images. Le lecteur/la lectrice peut s'immerger dans l’intimité de la recherche grâce au choix stylistique de la première personne, ce qui est encore amplifié par les références à des détails biographiques de l’auteure. L’eau et le fleuve comme éléments récurrents sont intimement liés à cette description de la ville sur le niveau personnel et géographique. En rapport étroit avec l’idée de la contradiction, ce thème réapparaît tout au long du poème. La répétition renforce également le caractère essentiel de l’élément aquatique dans cette « rêverie urbaine ».

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Montréal

il y a des endroits que je cherche
au cœur de Montréal, je pense à tout
cafés, conversations, ciel encore bleu
vendredi soir les taxis roulent lentement
petites boîtes d'encens sonores
je pense à tout avec un léger dépaysement
au fond des yeux
Montréal va vite je n'ai plus d'enfance
tantôt elle disparaît comme une vieille
église lointaine
entre le rose et le bleu des édifices hauts
centre-ville grand miroir d'humanité
j'existe au milieu puis c'est terrain vague
ça m'excite, ça m'inquiète
tous ces sauts dans l'imagination

je ne vois jamais le fleuve
autour de l'île amande
toute nordique en Amérique
je me contredis souvent
parce qu'il y a de l'eau dans mes yeux
et les fleurs du marché Jean-Talon
et le mouvement perpétuel des planètes
parce qu'à cinq heures dans l'autobus
on est plusieurs à voir le fleuve
le bord escarpé de nos pensées
la Méditerranée ou la mer de Chine
et moi une enfance en robe de soleil
dans le quartier anglais de Snowdon

je pense à tout, je me contredis
la ville est un abîme de sensations
elle réinvente le désir, les mots
le mouvement, le rouge dans le tissu des robes
le cri jaune des tournesols dans les jardins
portugais de la rue Jeanne-Mance
rue Saint-Denis ma voix change
l'histoire mémoire plurielle
Montréal va vite autoroute Ville-Marie
je reste là à côtoyer le rêve
ces bonds dans l'imaginaire
j'aime que nous soyons impudiques ou
fébriles dans la lumière neuve du printemps

il y a des endroits que je cherche
la nuit j'insiste pour regarder
côté désir en venant du sud
du pont Champlain le mont Royal sculpture
contemporaine belle illuminée
je tends les bras vers toutes ces années
enfance belle urbaine

il y a de l'eau dans mes yeux
je ne vois jamais le fleuve
seulement les fontaines, leur bouche mouillée
les parcs et leurs étangs, les étranges
poèmes qui s'enroulent autour des maisons
dans le silence du carré Saint-Louis
je me contredis ce soir je pense
au bleu maquillage nuit de la Saint-Jean
aux bruits que font la joie, la cohue
et la solitude en ville samedi soir
dans les chambres à louer
il y a toujours plusieurs villes dans un couple

délire de ville, délire de vie
je ne vois jamais le fleuve
je me promène entre les destins je regarde
les femmes ont dans leur sourire
des images rares comme des inventions
ça m'excite, Montréal, ville d'eau, ville d'aube
tous ces sauts dans le futur

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 295 - 297.

 

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Paul Chamberland, « Aléatoire instantané ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Quand la caméra s’arrête sur un moment

 

Le poème éponyme du recueil Aléatoire instantané, « Midsummer 82 », publié en 1983, est un bel exemple du nouveau programme poétique de Paul Chamberland dans les années 1980. Le poète commence par mettre à l’écrit des expériences du vécu récoltées suivant le principe du hasard, puis il les transforme en écrits poétiques qu’il nomme des géogrammes. Ces textes à caractère fragmentaire se forment par un procédé d’écriture qui est proche de l’assemblage, dans le but de donner un équivalent fictionnel de l’ensemble de l’univers, de se rapprocher du « livre totalisant ».1 Le problème du rapport de la réalité à la fiction est thématisé à travers le 'multiple' qui fait partie des deux sphères et permet ainsi de relier ce qui est apparemment disparate et inconciliable.2 Le comédien du dernier vers et son « passage du pont » en sont l’expression concrète dans le poème. Une brève évocation du Brahma renvoie à la fascination de Chamberland pour les philosophies de l’Orient et de l’Inde dont il tire l’idée du rétablissement de l’équilibre entre la civilisation moderne et l’énergie vitale humaine.3 L’art consiste à faire émaner tout cela de la simple captation d’un moment « aléatoire » au port de Montréal.

sources:
1 Cf. Simonffy, Zsuzsa : « L’écriture géogrammatique et un coup de dés québécois ». Dans : Revue d’études françaises, no 5, 2000 , p. 171. http://cief.elte.hu/Espace_recherche/Budapest/REF5_articles/18SIMONFFY.PDF (consulté le 30 juin 2010).
2 Cf. ibid., p.172.
3 Cf. Royer, Jean : Introduction à la poésie québécoise. Les poètes et les œuvres des origines à nos jours. Québec, Bibliothèque Québécoise, 1992, p.112.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Aléatoire instantané

 

tout est en suspension vivant dans le multiple, déliaison/rejonction
sans arrêt rendre compte du lieu, de l'occasion le ténu
brouillard printanier teintait rose les surfaces qui font l'intersection
Mont-Royal/Saint-Urbain à quatre heures de l'après-midi
les apparences prenaient visiblement un break, les passants filaient
au travers

l'inépuisable Brahma vibre, est-il besoin de le rappeler je

m'excentre souple fluant dans les transports urbains,
en cette intime soie de l'être à jamais

thérapeute miraculant
briques roses

dans le port, quai 27 un après-midi d'été

face à l'arche du Pont Jacques-Cartier, en amont, ainsi frappée

de front par la lumière la lumière, grise l'eau du
fleuve, d'un vert maritime le quai, désert, des hangars désaffectés

la masse charriée de l'eau sous le pont vers le vaste lointain
le vol tournoyant des mouettes

le ciel traversé de cumulus, tantôt massifs tantôt éparpillés,

d'ouest en est

la jetée à cet endroit s'avance d'une quarantaine de pieds,
formant un angle droit avec le bord

l'illusion d'être sur le pont avant d'un bateau

sous l'arche la perspective en aval suggère déjà la mer
partiellement fermée par la masse des élévateurs à grains, qui
avec leurs containers posés en désordre, aux nuances variées
de vert et de vermillon, évoquent un grandiose décor depuis
longtemps dévasté

tout près on achève le plan-séquence en zoom sur le
comédien qui traverse en courant le pont passage de la fiction

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 102.

 

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Réjean Ducharme, Le nez qui voque.

Paris, Gallimard, 1967.

 

Le Saint-Laurent – « mon fleuve »

 

Le nez qui voque est le deuxième roman de l’écrivain et dramaturge québécois Réjean Ducharme, pour lequel on lui a décerné le prix littéraire de la province de Québec en 1967. Quatre ans plus tard, ce roman a été adapté pour le cinéma sous le titre « Le grand sabordage ». La publication de cette œuvre par l’éditeur français Gallimard donne lieu à une controverse au moment même où se réveille, à nouveau, le nationalisme québécois.

Mille Milles, le narrateur-auteur du roman, réserve à la littérature une place importante, ce qui se reflète non seulement dans un grand nombre d’allusions et de citations, mais également dans le recours au pastiche et au discours critique et autocritique, fertile en contradictions. Il se croit dans l’obligation d’écrire et se soucie peu d’être entendu. Comme il aime la nature, il a besoin d’elle, ce qui peut être vu dans plusieurs extraits du roman. Les extraits qui suivent décrivent la conception du narrateur du fleuve Saint-Laurent. Il explique comment ce fleuve l’enivre et avec quelle force il existe.

sources:
Lemire, Maurice : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec :Tome IV 1960-1969. Montréal, Éditions Fides, 1984.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Jasmin Mohr

 

Extrait de texte

 

Qu’y a-t-il ici, à part les hommes ? Où est le Saint-Laurent, mon fleuve ? Il est là. On ne l’entend pas. Il est comme le cheval qui vous attend à l’écurie. On ne le voit pas. Mais je sens qu’il est là, qu’il coule en faisant semblant de ne pas couler, qu’il embrasse la ville, qu’il porte mille cargos sur son dos comme si de rien n’était. Il porte mille bateaux pleins à craquer, comme je porte mon coupe-vent. On ne l’entend pas. Il ne dit rien. Il ne crie jamais, ne se plaint jamais. Il est toujours plus fort que ce qui lui arrive. Jamais je ne l’ai vu en colère. Jamais il ne déborde, jamais il ne cause d’inondation. Il n’arrache jamais de quais. Il ne déracine pas d’arbres. Il est si grand. Il s’en fiche. Si on s’assoit près de lui, on peut l’entendre siffler. Il siffle tout bas, toujours sur le même air. Mais pour l’entendre siffler, il faut se mettre les mains en cornet sur l’oreille et se fermer les yeux.

Le nez qui voque, p. 320.

 

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Suzanne Jacob, « Un port qui ne sent jamais la mer ».

Dans : Archambault, Gilles (éd.) : Montréal des écrivains, Montréal, L’Hexagone, 1994.

 

De l’odeur du port

 

Dans sa contribution à un recueil de textes dédié à la ville de Montréal, Suzanne Jacob en propose une vision particulière : un éventail d’impressions olfactives caractéristiques de son ambiance. « Un port qui ne sent jamais la mer » est un texte qui s’inscrit en marge de sa production littéraire, une pièce singulière de beauté extraordinaire. Écrivaine à visages multiples, S. Jacob travaille dans ses écrits fréquemment sur les questions de la culpabilité, de la mémoire, des conventions sociales et de la désobéissance. C’est dans le sens de contester la lecture courante du « narratif social dominant » pour le remplacer par d’autres fictions possibles1, ce qui permet notamment l’activité artistique. Dans l’extrait de texte suivant par contre, elle traite une question d’un genre tout différent : elle élabore une approche exceptionnelle à la ville qui exprime son caractère unique, en insistant sur l’absence de l’élément maritime mais en citant en même temps des expériences en rapport avec la mer.

Mais comment dire alors l’ouverture de Montréal sur le grand large, son « internationalisme », tout en insistant sur son caractère particulier de ville située sur les rives du Saint-Laurent ? Pour fusionner ces deux idées, Suzanne Jacob évoque le parfum unique d'une ville à facettes multiples. Elle parle de la métropole multiculturelle, carrefour de destins individuels très hétérogènes, comme ceux de la narratrice et des marins allemands, lieu de transbordement ou tout simplement grand port fluvial industriel. L’abondance des senteurs présentes dans la ville ne fait que mieux ressortir la caractérisation ex negativo qui porte la réflexion : en dépit de ces impressions olfactives, Montréal n’a rien de maritime pour elle.

 

sources:
1Cf. Eibl, Doris : « Fugueuses de Suzanne Jacob ». Dans : Dupuis, Gilles /Ertler, Klaus-Dieter (éds.): À la carte. Le roman québécois (2000-2005). Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 157-178.

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

En voiture, la nuit, faire les ponts et les voies de ceinture. Rôder autour d’elle, la flairer, tenter de la cerner. Se faire éblouir par les phares qui collent au rétroviseur, des teignes de route. À toute vitesse. Pour finir, monter au belvédère de Summit Circle. Fermer le moteur et rester là, embarrée dans l’auto. Certaines nuits, c’était ça. D’autres nuits, c’était de descendre et de regarder ça: Montréal, la nuit. À force de regarder, soudain, je pouvais la voir tanguer. Je pensais: « Montréal est une île. » Je pensais: « Montréal est un port. » Mais ça ne sentait jamais la mer.

J’ai passé ma première nuit d’autonome anonyme fraîchement débarquée à Montréal sur la rue de la Montagne en 1964. Un homme m’a offert un passage en bateau pour le Moyen-Orient. Le billet était dans sa poche. Il voulait me conduire tout de suite au bateau dans le port. J’ai préféré réfléchir.

La deuxième nuit, c’était la nuit suivante. Je l’ai passée dans une brasserie allemande près de Bleury et Sainte-Catherine. J’étais avec Denise. On a dansé des polkas volantes, soulevées par des bras de marins allemands qui nous ont invitées à visiter leur cargo dans le port aux petites heures. On a examiné ça en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le capitaine. Tout à coup, Denise a eu une intuition. Je pense que c’était juste avant qu’on visite les dortoirs. On s’est poussées.

Dix mois plus tard, je quittais Montréal par le fleuve sur un cargo allemand qui avait apporté des VoIks à Montréal et qui repartait pour Bremen avec des céréales. C’est à cause de ces événements que j’ai longtemps pensé que Montréal était un port même si, Montréal ne sent pas la mer. Montréal peut sentir le pétunia, l’eau d’érable, le hot-dog steamé, la bière, les feuilles mortes, le relent de nettoyeur, la pizza, l’agneau au romarin, le pain Weston, mais Montréal ne sent jamais la mer.

Un port qui ne sent jamais la mer, p. 117s.

 

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Naïm Kattan, La célébration.

Montréal, L’Hexagone, 1997.

 

Le fleuve majestueux

 

Naïm Kattan, romancier, essayiste et critique d’origine irakienne, est né en 1928. Il compte aujourd’hui parmi les auteurs majeurs de la littérature québécoise ainsi que les meilleurs défenseurs de la langue française. Il s'adonne à la réflexion sur les problèmes résultant de la vie communautaire ou personnelle et sur l'adaptation de ses personnages à des milieux nouveaux. Dans ses œuvres, l’auteur juif aborde souvent la rencontre de cultures très différentes et, en s’intéressant au destin de ses personnages, il crée un univers quelquefois dramatique et sombre. Le roman La célébration, publié en 1997, est une tentative de cerner deux univers distincts, l’Orient et l’Occident. Les protagonistes Nathan et Tova sont juifs. Ils font connaissance à Montréal et éprouvent une forte sympathie réciproque dès la première rencontre. Dans l’extrait ci-dessous, Nathan et Tova se sont donné rendez-vous dans un restaurant au bord du Saint-Laurent. En regardant les vagues grises, Tova se souvient du Jourdain, un fleuve dans son pays natal.

sources:
http://www.litterature.org/recherche/ecrivains/kattan-naim-266/ (consulté le 16 mai 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

Samedi matin, elle se rendit au marché, acheta des fruits. Elle n’allait pas faire la cuisine. Un gâteau alors. Peut-être n’aimait-il pas les gâteaux ? Il ne lui restait qu’à attendre. À cinq heures, Nathan sonnait. Il était en bas.
- Veux-tu monter ?
- Pas maintenant.
Il portait une chemise d’été, le col grand ouvert. Dans la voiture, elle remarqua ses cheveux gris sur les tempes, le crâne dégarni. Il avait pourtant l’air plus jeune qu’au laboratoire.
- J’ai réservé une table au restaurant Hélène-de-Champlain, à l’île Sainte-Hélène. Y es-tu déjà allée ?
- Non.
- Tant mieux. Moi non plus. Mes parents m’avaient amené à l’île il y a bien longtemps. Ç’avait été toute une expédition. L’est de Montréal, un autre monde. Depuis, il y a eu l’Expo 67 et ensuite tout a basculé.
La chaleur tombait et la brise du soir était fraîche, humide. Paralysée par l’émotion, Tova était soulagée d’explorer un paysage nouveau, inconnu, qui la sortait d’elle-même. Ils marchaient lentement, longeant une allée au bord du fleuve. Des bateaux avançaient imperceptiblement, comme s’ils se battaient contre l’immobilité. Tova était fébrile, faillit trébucher, se dit qu’elle n’aurait pas dû porter des souliers à talons hauts.
- Quand j’étais petite, à l’école, nous allions en barque dans le Jourdain. C’était si beau. Plus tard, ce fut l’armée, et je n’y suis jamais retournée.
Elle allait de nouveau trébucher. Elle lui prit le bras, s’accrocha à lui. Elle lui indiqua un banc.
- Nous allons nous asseoir et tu vas me raconter une histoire, une longue histoire. Nous nous connaissons bien maintenant et j’ai envie de t’écouter. […] Devant eux, le fleuve avec des vagues vertes, grises, à peine perceptibles. Derrière eux, des enfants jouaient. Le monde était habité, plein. […] C’est si beau le fleuve, souffla-t-elle.

La célébration, p. 105 - 106.

 

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Sergio Kokis, Le fou de Bosch.

Montréal, XYZ Éd., 2006.

 

Le pont Jacques-Cartier

 

Sergio Kokis, d’origine brésilienne, a gagné quatre grands prix littéraires en 1994 avec son premier roman, Le pavillon de miroirs. Il est romancier, psychologue et peintre - bref un artiste zélé et très connu. Ses œuvres sont traduites en espagnol, allemand, portugais et anglais. Il est populaire pour sa narration débordante et ses paroles cinglantes. L’art du maquillage (1997) a remporté le Grand Prix des lectrices d’Elle Québec. Il a également rédigé une trilogie - Saltimbanques (2000), Kaléidoscope brisé (2001) et Le magicien (2002) - qui lui a mérité le prix Mexique-Québec en 2003.

Le fou de Bosch (2006) est le quinzième roman de Sergio Kokis où il raconte l'histoire de Lukas Steiner, un commis de bibliothèque paranoïaque et misanthrope. À la suite de la découverte des peintures de Jérôme Bosch, Steiner change sa vie. Après s’être imprégné des images de Bosch au point d’en être possédé, Steiner sort lorsqu’il fait déjà nuit pour faire une promenade, comme il le faisait autrefois ; d’une part pour surveiller les environs de son immeuble, d’autre part pour le plaisir de marcher dans l’obscurité et de regarder le monde sans être vu.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Julia Osl

 

Extrait de texte

 

La présence de gens intoxiqués et de clochards ivres dans les embrasures des portes lui faisait penser à un champ de bataille, tandis que les jeunes punks avec leurs boucles et leurs chaînes pendant de partout ne pouvaient être que les assaillants du Christ dans les chemins de croix de Bosch. La vue de fillettes le ventre à l’air l’offensait comme une séduction du malin, et il les comparait aux femmes nues des tableaux qui tentaient de pousser les justes à la luxure.

Steiner descendait dans les quartiers industriels déserts et sinistres près du port pour s’imprégner de l’horreur des immeubles sans fenêtres et des silos à grain aux apparences de ruines médiévales. Il devinait les viols, les meurtres et les dépeçages humains qui avaient lieu derrière ces façades abandonnées, aux briques ébréchées et au ciment effrité par les ans. Il entendait le crissement avide des pattes des rats courant dans les canalisations rouillées de ces bâtiments lugubres. Vers quel festin pestilentiel, vers quelle ignominie allaient-ils ainsi, avec autant d’empressement et d’allégresse ? Steiner se faisait un devoir de contempler la silhouette illuminée du pont Jacques-Cartier, ces espèces d’énormes fourches patibulaires incendiées contre le ciel noir. Il y percevait clairement les condamnés se lançant dans le vide ou se faisant enfourcher par d’étranges personnages ailés. Les nombreuses dépouilles qui pendaient là, se balançant au vent ou accrochées aux structures métalliques, lui rappelaient les suppliciés des roues et des gibets. Sa fascination des formes élégantes de ce pont était telle qu’il le voyait dans chacun des tableaux perdus de Bosch. […]

Le pont Jacques-Cartier devenait une chaîne de montagnes dans l’un de ces tableaux disparus pour prendre la forme des grilles de l’enfer dans un autre, ou encore un formidable dragon se battant contre un Saint Georges devenu ermite. Les cimes de ses arches pouvaient aussi être les charpentes de châteaux effondrés ou de cathédrales brûlées, dont les ruines hébergeaient une myriade de diablotins, crachant comme des gargouilles des immondices sur la ville et sur le fleuve. Au loin, le mont Royal surmonté de sa croix devenait un calvaire entouré d’autres instruments de supplice, et il voyait des chemins de croix peuplés de condamnés grimpant dans le parc.

Lorsqu’il remontait ensuite par la rue Sainte-Catherine, la seule vue des bars gais du quartier lui faisait venir à l’esprit d’affreuses scènes sodomites et sadomasochistes, auxquelles les participants se livraient avec la frénésie que seuls peuvent avoir les possédés. Dans les quartiers pauvres, il distinguait à travers les murs toute la misère, l’envie et le ressentiment qui remplissaient les chambres sordides et les corps d’une obésité maladive. S’il se transportait dans les quartiers cossus de la montagne, sans même avoir besoin de s’approcher, il arrivait à humer la puanteur d’orgueil, de luxure et d’avarice que les murs épais des riches demeures ne réussissaient pas à contenir.

Le fou de Bosch, p. 99 - 101.

 

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Monique LaRue, La Démarche du crabe.

Montréal, Éditions du Boréal, 1995.

 

1967 : on prépare l'EXPO

 

La Démarche du crabe, un roman de Monique LaRue, retrace l’histoire du dentiste Luc-Azade Santerre qui, à la quête de sens dans sa vie, raconte sa dérive de Montréal à une jeune fille nommée Sarah. Un jour, lorsqu’une nouvelle patiente (Sarah) le consulte, il la soigne comme ses autres clients. Cette rencontre a pourtant un effet inattendu : Un certain vide intérieur ressenti depuis longtemps disparaît. Il comprend alors que cette jeune fille était la messagère de son passé et qu’elle pourrait lui donner le secret du sien. C’est ainsi qu’il essaie de la chercher pour retrouver ses origines.

Dans l’extrait suivant, Luc-Azade Santerre écrit une longue lettre qu’il adresse à Sarah, mais qui, en réalité, est un long monologue intérieur mis par écrit pour lui-même. C’est ainsi qu’il trouve le sens de l’existence au-delà de l’individualité. Ses pensées tournent, en l’occurrence, autour de l’Exposition universelle et internationale de 1967 qui avait eu lieu à Montréal. Il trace un minutieux portrait de la ville qui s’agite comme des fourmis dans une fourmilière.

 

sources:
Boivin, Aurélien : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec :Tome VII 1980-1985. Montréal, Éditions Fides, 2003.

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Jasmin Mohr

 

Extrait de texte

 

Sarah, je voudrais te raconter cet été 1967. Te le raconter bien. Je ne sais pas encore comment te faire parvenir ma lettre, mais je crois que tu vas la lire un jour. C’est fou. Je vais raconter exactement l’été qui précède ta naissance. Tu as droit à ce récit. J’ai été le témoin de ta préhistoire.

En 1967, le printemps a été impatient, fébrile. Des excroissances poussaient un peu partout dans Montréal. Chaque jour on voyait apparaître un tumulus nouveau. Les échafaudages grimpaient aux murs de brique. Des tunnels et des galeries se creusaient dans la terre comme dans nos corps en apprentissage, comme si cette ville avait notre âge, allait vieillir et disparaître avec nous. Du jour au lendemain, des rues redevenaient des chemins rocailleux, les égouts béaient, et quiconque le souhaitait pouvait examiner les entrailles de Montréal, renifler ses flatulences sous les toiles, les bâches, les nappes de vinyle délimitant des champs opératoires pour ravaler, cureter, farder le visage de la ville, construire un métro sous son fleuve, fabriquer des îles dans le fleuve – grand fleuve sectionné, abouché, rétréci, dont le débit ne serait plus jamais aussi puissant, dont on ne reverrait plus la couleur vert émeraude ni les remous sauvages, témoins des temps où il n’y avait pas de ville.

On tripotait le fleuve. Le lit allait en être asséché, remblayé avec des roches, de la terre, des débris de béton déversés jour après jour par des camions à benne qui formait de lentes processions malodorantes qu’on suivait dans des autobus bondés, en grinçant des dents au bruit des marteaux pneumatiques, aux chuintements ahurissants des brosses, des polissoirs et des torches à acétylène. Des tonnes d’anges en plâtre, de statues de la Vierge et du Sacré-Cœur, rendus inutiles par la désertion définitive des églises, servaient au remblayage.

L’Exposition universelle. Des hexagones, des pentagones, des tétraèdres, des plates-bandes fleuries, des canaux et des bassins, des train-trains électriques circulant silencieusement sur des voies surélevées et, dans le noir des pavillons – chacun nettement identifié, décoré des signes distinctifs de chaque pays, car ces notions étaient encore très claires à ce moment-là à nos yeux – , des écrans géants, des écrans divisés, des carrousels de diapositives cliquetant en désordre. Chambardement audiovisuel. On achetait un passeport, on montait dans l’Expo Express, on se retrouvait ailleurs. Une illusion, une flambée. La jeunesse !

À Montréal, du 28 avril au 27 octobre 1967, le Canada accueillait le monde entier pour son anniversaire et, comme si une tante lointaine nous avait emprunté le salon pour recevoir, on se lavait, on faisait le grand ménage, l’économie roulait, on rêvait, on voyait tout en neuf, l’avenir était beau, il n’y avait aucun obstacle à l’horizon. Ce moment a été le seul à ma connaissance où Michelle a pu s’oublier elle-même, oublier ce secret qu’elle porte et qui me rattache à elle encore, où qu’elle soit, quoi qu’elle soit devenue, pour toujours.

La Démarche du crabe, p. 111 - 113.

 

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Mona Latif-Ghattas, « Montréal l’année de la grande tempête ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Des souvenirs à peine débarqués

 

Mona Latif-Ghattas, née au Caire en 1946, émigre au Québec à l’âge de vingt ans. À part de son travail poétique, elle s’intéresse au théâtre, au ballet et à la musique classique ainsi qu’au jazz. Dans « Montréal l’année de la grande tempête », elle décrit l’arrivée symbolique de son trousseau de mariée dans le port de Montréal. Venus de loin, ces objets ne riment pas tout à fait avec le nouvel entourage. Ce sont d’un côté des objets de prestige, de l’autre une valise dans laquelle « se trouve sa vie de jeune fille ». On y trouve des références à sa biographie comme les ouvrages pour piano et des indices de sa double identité culturelle comme les recueils d’Omar Khayam et de Louis Aragon. L’énumération d’une foule de choses qui ont marquées sa vie intensifie l’impression qu’elle a apporté un ample héritage culturel, pas facile à déplacer. À la fin du texte, l’écrivaine avoue que même si elle réside dans ce pays depuis plus de 20 ans, elle n’y est pas encore tout à fait arrivée. Il reste encore des souvenirs dans le conteneur à intégrer dans sa vie dans cette ville. Ce témoignage très personnel illustre la difficulté de consolider deux univers après un départ définitif, même s’il s’est passé dans un milieu plutôt aisé.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Montréal l’année de la grande tempête

 

Ce matin au port de Montréal le conteneur doit arriver sur le

bateau

Italien via Gênes Naples et Marseille en provenance de Port

Saïd.

Ma mère a soigneusement assisté à l'emballage de mon

trousseau

de mariée. Les meubles en chêne sculptés l'argenterie gravée
la porcelaine fine les tapis orientaux les tableaux au petit

point

et les draps brodés par les orphelines.
Tout est intact.
Le port de Montréal est un port civilisé.
Personne ne pille et personne ne saccage,

Il y a deux valises que j'ai bouclées avant mon départ.
Moi même.
Ce sont des valises de cuir beige rayé de vert pâle, robustes, et

initialées N. L.

Mes parents les prenaient quand ils partaient en croisière.
Ma mère me les a données.
J'y ai mis hors-trousseau des effets de mon monde de jeune

fille.

Mes espadrilles noires mon pantalon d'équitation, la robe de

faille

bleu nuit de mes seize ans, la robe de satin taffetas rouge

que Tante Nadia

m'avait donnée des «petits mots» datant de ma vie au

pensionnat,

ma jupe de tennis liserée de bleu marine et ma raquette,
le Hanon le Czerny mes Brahms et mes Chopin, le recueil de

poèmes

de Omar El Khayam, ma Pléiade d'Aragon et quelques
menus objets.

Plusieurs menus objets.
Beaucoup beaucoup de menus objets.

Nous avons déballé l'essentiel.
Milaï s'est mis à travailler pour que nous vivions.
Tant bien que mal je rangeai nos effets dans le cube exigu
où le destin nous avait hébergés.

Depuis vingt ans
je n'ai pas encore fini de déballer.

Montréal est une ville de poèmes vous savez,, p. 226.

 

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Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion.

Montréal, Stanké, 1977.

 

Un cargo

 

Bonheur d’occasion est un roman de Gabrielle Roy, une écrivaine canadienne née en 1909 à Saint-Boniface. Publié en 1945, le roman a connu un succès énorme dès son apparition: en mai de l’année même, cette œuvre est choisie comme livre du mois par le Literary Guild of America, deux années plus tard, Bonheur d’occasion reçoit le prestigieux prix Femina. En intégrant la ville, la publication de Bonheur d’occasion modifie le système littéraire. C'est le premier exemple de réalisme urbain dans la littérature canadienne-française.

Le livre Bonheur d’occasion raconte l’histoire de la famille Lacasse, pauvre et nombreuse, qui demeure dans le quartier Saint-Henri de février à mai 1940. Le père est un rêveur qui ne garde jamais un poste de travail. La mère, Rose-Anna, un des personnages principaux, fait tout ce qu’elle peut pour améliorer le sort de sa famille. Malgré tous ses efforts, elle essuie quelques échecs cuisants : l’aîné s’enrôle dans l’armée, le cadet meurt de leucémie et finalement son époux meurt à la guerre. Grâce au solde, la famille est en mesure de mener une meilleure vie, mais le prix à payer est élevé car, peu à peu, la famille Lacasse se décompose.

L’autre protagoniste est Florentine, la fille aînée de la famille. C’est une jeune femme de dix-neuf ans, fragile, superficielle, passionnée et décidée. Elle travaille comme serveuse afin de soutenir sa famille financièrement. La protagoniste rêve de quitter la pauvreté de son quartier et d’habiter dans le quartier aisé de Westmount. Un jour, elle rencontre Jean Lévesque, un garçon très ambitieux qui ne pense qu’à sa réussite et qui n’a pas l’intention de s’embarrasser d’une petite serveuse rêvant d’améliorer son statut social. Florentine, par contre, est convaincue qu’il lui permettra de forger un meilleur avenir et tombe amoureuse du jeune homme. Après une brève aventure amoureuse, il la quitte et Florentine se retrouve enceinte. C’est ainsi qu’elle décide d’épouser Emmanuel Létourneau, un jeune soldat et ami de Jean, qui est très amoureux d’elle. Avec Emmanuel, il est enfin possible pour Florentine de mener la belle vie dont elle a toujours rêvée, mais elle n’aime pas vraiment son mari et ce sera toujours un bonheur emprunté, un bonheur d’occasion.

Dans le passage qui suit, Florentine en descendant au port, aperçoit un vieux cargo qui suscite en elle un profond malaise, une peur qu’aucun autre bateau du port n’avait jamais provoqué auparavant. En chemin vers le canal, la fille angoissée souffre de solitude, une solitude qui accompagne tout individu sur terre :

sources:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Bonheur_d'occasion_(roman) (consulté le 19 juin 2010).
http://www.thecanadianencyclopedia.com (consulté le 19 juin 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

Continuant à descendre vers le canal, elle fut bientôt environnée d'un grand bruit de chaînes et des éclats répétés d'une sirène. Au bas de la place du marché, où la halle dresse sa tour ocre et sa crête dentelée, au bas de la rue Saint-Ambroise, le pont tournant s'écartait de la chaussée; entre deux longues files d'autos et de camions immobilisés, Florentine vit s'avancer la cheminée d'un cargo. Elle se figea, non avec intérêt, car le spectacle lui avait toujours paru banal, mais parce qu'elle percevait tout à coup avec acuité un sens nouveau de la vie et qu'elle en restait toute paralysée. Tous ces bateaux qu'elle avait vus passer ici n'avaient jamais provoqué en elle le moindre frémissement, mais celui-là qui, insensiblement, se coulait entre les barrières, retenait son regard malgré elle, comme s'il avait été le premier qu'elle eût jamais remarqué.
C'était un aventurier marchand, gris de quille, avec des flancs étroits et bosselés, où s'attachait encore la souillure de la vase, et un grand mât qui rappelait les embruns de l'estuaire. Il avait accompli déjà un grand voyage entre des horizons si éloignés qu'ils reculaient dans la brume et, poursuivant son chemin dans la ville, son chemin étroit,' absurde pour sa force de navire, il n'aspirait plus qu'a atteindre, de contrariété en contrariété, de barrière en barrière, le flot libre du Saint-Laurent et, plus tard, le roulis des grands lacs. Ses hommes d'équipage debout sur le pont, les uns prêts à lancer les amarres qu'ils tenaient roulées à la main comme des lassos, les autres étendant du linge à l'avant du rouf, le bateau glissait d'une allure tranquille, indolente. Et c'était comme s'il venait imposer aux carrefours besogneux sa vie indifférente aux hasards de la terre. Et encore le poignant rappel des horizons qui dorment au fond des êtres.
Il s'engagea bientôt entre les murs des usines qui bordent le canal, et le ronronnement de son hélice déjà se perdait. Mais, venant du port, d'autres cheminées fumaient, et leur tourbillon de suie formait des nuages qui suivaient aussi le fil brillant de l'eau. Un bateau-citerne s'avançait, mollement allongé comme un flotteur; puis derrière lui, une barge qui paraissait enfoncer sous le poids des planches et brouillait de ses efforts ardus la surface unie de l'eau. Et encore d'autres mâts, d'autres pavillons effilochés, d'autres quilles embrumées qui voyageaient entre les toits et les enseignes! Mélancoliques et délaissés comme toutes ces bâtisses que le hasard des routes, des ponts, des canaux, et le besoin de servir ce qui passe fixent en des endroits arides, s'élevaient sur la berge noircie par la fumée des cargos, la guérite du gardien et presque toujours désert, un petit restaurant à toit plat, a demi enfoncé derrière le ciment du trottoir.
Alors Florentine s'aperçut qu'elle était seule au monde avec sa peur. Elle entrevit la solitude, non seulement sa solitude à elle, mais la solitude qui guette tout être vivant, qui l'accompagne inlassablement, qui se jette soudain sur lui comme une ombre, comme un nuage. Et pour elle, la solitude, cet horrible état qu'elle découvrait, prenait un goût de pauvreté, car elle s'imaginait encore que dans le luxe, dans l'aisance même, il n'y a point de pareille découverte.

Bonheur d'occasion, p. 250 - 252.

 

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Jean Royer, « Vue du fleuve ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Se souvenir pour s’approprier son passé par celui de la ville

 

Dans Vue du fleuve, Jean Royer, connu pour ses beaux poèmes d’amour, thématise la quête identitaire d’un homme de lettres qui retourne à Montréal. La contemplation du paysage emporte sa réflexion vers des temps lointains – vers le temps des premiers colons lors de la fondation de la ville dont parle Jacques Cartier dans ses récits de voyage.1 Le carraconny, le pain des Amérindiens, et leur manière de pêcher aux cornets de mer à l’aide de corps humains sont des réminiscences de ce récit sur les premiers temps de la colonisation francophone de l’Amérique du Nord. Cette recherche symbolique des origines se poursuit sur un autre plan quand les voix des grands écrivains du Québec moderne sont convoquées pour exprimer les associations stimulées par les impressions du fleuve et de la métropole qui se présentent aux yeux du Québécois de retour dans sa ville. La mémoire lui permet de s’identifier à l’endroit et l’amène à conclure finalement que Montréal fait partie de sa personne, de la même façon qu’il constitue lui-même une partie de la métropole. La récupération du passé paraît réussie.

 

sources:
1Cf. Cartier, Jacques: Voyage de J. Cartier au Canada. Paris, Librairie Tross, 1863. http://www.gutenberg.org/files/12356/12356-h/12356-h.htm (consulté le 29 juin 2010).

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Vue du fleuve

1
Je glisse à la surface du paysage
qui suis-je dans cet espace
qui s'ouvre au temps
je viens d'aussi loin que le froid
et pourtant ce qui m'habite
ce vertige au bord des mots
qui me déporte
la solitude au cœur du voyage

2
«Nous avons découvert ce pays
dans le froid d'un fjord
au commencement du grand fleuve
qui va si loin que jamais homme
n'avait été jusqu'au bout
nous avons vu des terres
aussi unies que l'eau
pleines des beaux arbres du monde
puis au milieu de ces campagnes
une ville toute ronde
clôturée de bois
tout près d'une montagne
tout autour labourée et fertile
cinquante maisons
longues d'environ cinquante pas
chacune avec ses âtres et ses chambres
au milieu à ras de terre un feu
pour vivre ensemble
et manger le pain carraconny
sans goût de sel
et dormir sur des écorces de bois
sous des couvertures de peaux de bêtes
castors daims et renards
cerfs et autres sauvagines»

3
«toujours quand la mort passe
pêcher l'esnoquy blanc comme neige
dans le fleuve en cornibotz
c'est-à-dire à même les corps entaillés
puis coulés au fond de l'eau
en deux lunes les cornibotz
au piège des incisions
chapelets de coquillages
à étancher le sang des narines
la plus précieuse chose du monde
si la vie est un voyage immobile»

4
Là je suis dépaysé
le fleuve tranquille de mes retours
dort au commencement de la ville
sous le pont Jacques-Cartier
le temps s'arrête et scintille
au miroir de mes veilles
je suis le voyageur de mes rêves
«Montréal est grand comme un désordre
universel» chante Gaston Miron
et je reconnais mon histoire
aux murs silencieux de ma ville
j'aurai la mémoire des noms
Émile Nelligan Robert Choquette
Marie Uguay Pierre Nepveu
« j'ouvre la porte
et j'entends la mer
dans Montréal»
deux fillettes dans la cour d'une école
font un serment « Nous parlerons comme on écrit »
raconte France Théoret au labyrinthe des solitudes
la marche cette infinie dérive contre toutes les morts

5
Entre le fleuve et la montagne
Montréal s'agrandit jusqu'aux anciens volcans
Rougemont Saint-Hilaire Saint-Bruno
la nuit bouge sur la rivière du Fouez
de nouveaux habitants font la chasse aux oiseaux
dans les hauts vols de buildings
le sens de vivre fuit le rattraper
par le langage dira Monique LaRue
par la mémoire je deviens
ce que je suis
la ville était en moi comme j'étais en elle

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 263 - 265.

 

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Gaétan Soucy, L’immaculé Conception.

Montréal, Éd. Laterna Magica, 1994.

 

Tentation de suicide

 

Gaétan Soucy, un écrivain et philosophe québécois, est né en 1958 dans un quartier ouvrier à Montréal. Au cours de sa carrière, on lui a décerné plusieurs prix littéraires, entre autres le Prix Ringuet et le Grand prix du livre de Montréal. Ces distinctions l’ont propulsé au rang d’écrivain mondialement reconnu. Soucy figure également parmi les grands noms de la littérature québécoise moderne, particulièrement en raison de son désir d’ouvrir le Québec sur le monde.

En 1994 paraît L’Immaculée Conception, le premier roman de Soucy, dont l’intrigue complexe, sombre et tourmentée se déroule dans le quartier pauvre de Hochelaga-Maisonneuve au début du XXe siècle. L’histoire tourne autour de Remouald Tremblay, un homme doué, mais victime de son propre destin. Son père, Séraphon, est un vieillard faible qui passe son temps dans un fauteuil roulant. La trame du roman se tisse également autour de Clémentine Clément, l’émouvante institutrice, et de Gaston Gandon, directeur d’école sans énergie. Tout au long de l’œuvre l’auteur tourne en ridicule la religion, notamment le dogme de la transsubstantiation en dépeignant des personnages qui participent mécaniquement à l’Eucharistie. C’est ainsi que Soucy offre au lecteur un voyage dans un monde où le miraculeux fait, petit à petit, place à l’épouvante.

Lors de ses promenades, Remouald croise de temps en temps Clémentine Clément, une institutrice qui exerce une forte influence sur trois de ses élèves, notamment Guillubart, Rocheleau et Bradette. Dans le chapitre VI, dont l’extrait ci-dessous fait partie, Rocheleau et Bradette se rendent chez la veuve Racicot. Cette vieille dame avait été abusée par le Grand Roger, le capitaine des pompiers, qui l’avait droguée. Rocheleau avait été témoin de cette horrible scène.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Julia Osl

 

Extrait de texte

 

Et si cet homme avait vu, et allait tout raconter à son père? ... Rocheleau, qui remontait la rue Dézéry, s'arrêta. La nuit, quand tout était silencieux, en prêtant bien l'oreille, on entendait le murmure du fleuve. Rocheleau songea un instant à aller s'y jeter. L'eau devait être si noire, si froide, visqueuse comme de l'huile. Il s'imagina y couler à pic, et en ressentit un terrible frisson. «Je ne veux pas mourir», se dit-il avec conviction. Tantôt, malgré le désir très net de rebrousser chemin, qu'avait-il fait? Il avait suivi Bradette. Rocheleau éprouva une angoisse qu'il n'avait jamais connue. Et s'il allait quand même se jeter dans le fleuve? Si quelque chose de plus fort que lui l'y entraînait, sa mère par exemple, du fond de son tombeau ? Et pourtant, s'il ne voulait pas se jeter à l'eau, s'il s'y refusait de toute sa volonté ?... Ah, pourquoi tout était-il si compliqué ? Il se remit en marche en claquant des dents.

La neige pénétrait dans son col et chaque flocon brûlait comme une piqûre. Il eut une envie folle de se mettre à courir. Tourner les talons et fuir, purifier son corps, l'enivrer de fatigue, se précipiter n'importe où devant soi.

Oui, courir toute la nuit, jusqu'aux confins du monde s'il le fallait, parmi les glaciers et les banquises, pourvu qu'on y soit enfin seul, qu'on y soit libre et qu'on n'y entende plus jamais parler de la Plaie Mortelle de la Terre - l'amour. Le mot à lui seul lui donnait envie de vomir. Son âme était en train de crever sous les fouets de l'amour. Celui de son père et celui du Grand Roger l'amour dont tout le monde se réclamait, Jésus, les prêtres et les institutrices, l'Amour qui était Dieu et qui donnait le droit de faire souffrir. Mais Rocheleau n'était pas capable de courir; il pouvait à peine marcher; tant l'Épingle en ce moment lui faisait mal. Il allait le nez en l'air, en chien égaré. Le clocher de l'église avait l'air planté dans les nuages comme un pieu dans la poitrine d'un vampire. Des souvenirs de roman d'épouvante trottaient dans son esprit, il entendait des murmures, les fenêtres avaient un air menaçant. Il fallait du courage rien que pour ne pas y penser. Le vent chassait les nuages et découvrait le ciel. Il passa devant la maison des Guillubart avec un serrement de cœur.

Non, il ne reviendrait plus, c'était devenu trop grave. Dans un élan de révolte qui le secoua tout entier il sortit les sous de sa poche et leva le bras, décidé à les lancer dans la nuit. Mais il y avait la voix de Bradette qui répétait dans sa tête : «Tu reviendras, tu reviendras. Et toi aussi, tu resteras», et il n'en eut pas la force. Le froid gelait les larmes à la lisière de ses yeux. Comme il regardait le firmament, cela multipliait les étoiles ...

L’immaculé Conception, p. 120.

 

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