Le Montréal imaginaire

Dans plusieurs œuvres plus récentes qui prennent Montréal pour sujet, l’enjeu textuel n’est plus tout simplement la ville comme lieu géographique ou social, mais la place qu’elle occupe dans la conscience humaine individuelle (particulièrement des écrivains) et, par le biais du discours culturel, dans la mémoire collective. On ne saurait pas associer ces textes à un quartier précis ou à un lieu quelque part dans la métropole. Au contraire, la lecture de ces textes fait naître l’évidence que leur centre gravitationnel est l’ensemble des rapports que les hommes, bâtissant la ville en tant qu’objet textuel, entretiennent avec la métropole comme entité abstraite du discours culturel.

 

montreal (c) Markus Ludescher

 

L’écriture n’a plus la fonction de représenter ou d’évoquer la ville, suivant la tradition de la mimésis selon la conception d’Aristote, ou de la glorifier en tant que telle, mais l’acte d’écrire génère de la signification nouvelle qui déborde sur la sphère du réel – l’écriture contribue à façonner la ville. Les écrivains produisent ainsi un modèle d’interprétation pour la partie du réel qu’ils visent, et souvent cette perspective devient dominante ou encore plus : une partie de la ville réelle comme l’on a l’habitude de se la représenter. Ce type de texte touche donc au champ complexe des rapports du réel à la fiction, problème pour lequel Pierre Nepveu et Gilles Marcotte proposent – dans Montréal imaginaire, livre où ils rassemblent les résultats d’un projet de recherche de six ans –, l’interprétation suivante, appliquée au cas particulier de Montréal :

La littérature et la ville concrète, habitée au jour le jour, se rencontrent dans une zone intermédiaire qui tient à la fois du fait littéraire et du fait vécu : tout la ville est pour une large part imaginaire, et c’est dans un tissu serré (quoique souvent chaotique) de symboles, de métaphores, de noms et de références creusant les profondeurs de la mémoire et de l’histoire, c’est dans cette textualité vivante (où les médias et les divers discours sociaux jouent forcément un rôle essentiel) que Montréal comme toute ville devient […] une entité vivante, jamais loin d’être personnifiée, un chaos appelant une forme, un organisme dont chaque fragment vibre de son être propre mais concourt en même temps à former un ensemble.1

Dans sa contribution au recueil2, Pierre Nepveu souligne plusieurs motifs récurrents qui ont marqué la perception de la ville : Montréal comme ville représentant le grand mythe urbain du XIXe siècle, comme machine infernale ou « ville-monstre », imaginée par l’homme prolétaire face à l’industrialisation des années 30, comme organisme en dysfonction, comme ville des deux solitudes et de « l’opposition dans l’harmonie » de deux langues-cultures (selon l’expression de Hugh McLennan), comme ville électrisée et étincelante de la contre-culture, comme ville surexcitée, débridée et métissée de la modernité ou enfin comme ville à identité fragmentée – et cosmopolite, pourrait-on ajouter aujourd’hui. Cette énumération rapide de quelques notions clé tirées de l’article extrêmement éclairant de Pierre Nepveu ne sert qu’à donner une idée de la polyvalence des textes consacrés à l’espace urbain montréalais. Pourtant, il convient de citer deux motifs récurrents sur lesquels Pierre Nepveu insiste tout particulièrement : la ville sonore qui permet de décrire la ville sans la montrer à l’œil, et la « ville-corps ». Du « corps souffrant », exprimant le malaise d’un peuple à l’époque de la Révolution tranquille, jusqu’au « corps d’une femme aimé », toute la palette des représentations possibles a joué son rôle dans l’histoire de la difficile appropriation de la ville par ses écrivains. Même si l’article de Pierre Nepveu se contente en principe de traiter de la poésie, plusieurs de ses idées sont applicables à la production littéraire toute entière. Pour cette raison, nous proposons la lecture des extraits rassemblés ci-dessus, qui ont tous contribué à construire le Montréal imaginaire comme il se perçoit aujourd’hui.

sources:
1 Nepveu, Pierre /Marcotte, Gilles (éds.) : Montréal imaginaire. Ville et littérature. Montréal, Fides, 1992, p. 9s.
2 Cf. Nepveu, Pierre : « Une ville en poésie ». Dans : Nepveu, Pierre /Marcotte, Gilles (éds.) : Montréal imaginaire. Ville et littérature. Montréal, Fides, 1992, p. 323-371.

Texte d'introduction: Markus Ludescher

 


 

Aquin, Hubert - Neige noire - La comparaison de Montréal à une ville polaire

Brossard, Nicole - Elle serait la première phrase de mon prochain roman - Les grandes villes se

construisent par l'écriture

Brossard, Nicole - French Kiss. Étreinte - exploration - Un exercice de formalisme en guise d'ouverture

Brossard, Nicole - French Kiss. Étreinte - exploration - Une géographie du corps

Brossard, Nicole - French Kiss. Étreinte - exploration - Éclats d’une ville - la langue éclatée

Brossard, Nicole - French Kiss. Étreinte - exploration - La mise en abyme d’un roman

Brossard, Nicole - French Kiss. Étreinte - exploration - Montréal comme expérience sensuelle

Chamberland, Paul - Aléatoire instantané - Mouvement et abstraction de la ville

Fournier, Danielle - Montréal est une peau de femme - Une ville aux allures féminines

Lavergne, Alfredo - El Mirador - La recherche de l’identité

Mistral, Christian - Vamp - Montréal personnifié

Nepveu, Pierre - Marée montante - L’ouverture vers une autre dimension du réel

Roy, André - Les belles voix de Montréal - Une polyphonie montréalaise

Soucy, Gaétan - L’immaculé Conception - Fantasmes et jeux de l’imagination à Hochelaga

Théoret, France - Montréal, ville natale - Physionomies d’une ville

Velásquez de Malec, Edith - Montréal - Montréal comme personnage

 


 

Hubert Aquin, Neige noire.

Montréal, Pierre Tisseyre, 1974.

 

La comparaison de Montréal à une ville polaire

 

En 1974 paraît le roman Neige noire qui est considéré non seulement comme le meilleur roman d’Hubert Aquin, mais également comme une œuvre majeure de la littérature québécoise. Rédigé à la manière d’un scénario de film, le texte présente un procédé narratif qui est propre au grand auteur québécois : Aquin y mélange les genres, y fait référence à de nombreuses sources littéraires, y émet des commentaires techniques ainsi que des réflexions d’ordre philosophique et historique. L’histoire tourne autour du comédien Nicolas Vanasse souhaitant écrire et réaliser un film autobiographique, ce qui signale, pour lui, le début d’une nouvelle vie. Il part en voyage de noce en Norvège du Nord au cours duquel le protagoniste tue son épouse Sylvie à cause de ses rapports incestueux.

Dans le passage qui suit, Hubert Aquin s’adonne à une brève réflexion sur la ville de Montréal et l'île polaire de Spitzbergen en les mettant en opposition : Montréal représente la cohue des grandes villes, le Spitzbergen, par contre, représente le symbole de la perfection absolue :

sources:
http://www.chronicart.com/livres/chronique.php?id=2657 (consulté le 16 août 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

À Montréal, le coefficient de fantastique décroît sensiblement, car tout le monde travaille. Sans compter que la ville ne comporte pas cette splendeur et cette démesure du Spitzbergen. Le décor est dépourvu de ce gigantisme et de cette sauvagerie des îles polaires ; au lieu des cimes enneigées et des glaciers coulissants, il y a des immeubles remplis de monde. Les paysages incroyables du Kongsfjorden ont fait place à la superficie surencombrée de la Place d’Armes non loin de laquelle se trouvent les bureaux de Marcus Films. À Montréal, le temps n’est pas cette entité extensible ou plus ou moins compressible. Non, c’est une métrique urbaine. Son morcellement le multiplie sans cesse, mais ne l’allonge jamais. Tout est exécuté d’après une partition collective ; Montréal est synonyme d’encombrement, le Spitzbergen d’une vacuité à peine circonscrite tellement elle n’est pas habitée.

Neige noire, p. 194.

 

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Nicole Brossard, Elle serait la première phrase de mon prochain roman.

Innsbruck, Leopold-Franzens-Universität, 2002.

 

Les grandes villes se construisent par l'écriture

 

Toute l’œuvre de Nicole Brossard est dès le début marquée par la présence de Montréal. L’écrivaine, connue pour une écriture qui pousse la recherche formelle et la conception féministe de la littérature à ses limites, présente dans ce texte des réflexions sur le statut littéraire de sa ville. Comme dans plusieurs de ses textes, ces réflexions s’expriment par le biais d’un personnage « femme de lettres » et sa recherche littéraire, mais dans ce texte l’autoréflexivité est encore plus poussée. Elle serait la première phrase de mon prochain roman est tout d’abord un texte métapoétique, une réflexion fine de l’écrivaine Nicole Brossard sur sa propre conception de l’écriture et son évolution. Cette réflexion se réalise par le biais d'une narratrice dédoublée et en même temps double d’elle-même. Les lignes de démarcation entre réalité et fiction se voient ainsi complètement brouillées, « je », « elle » et l’auteure réelle se superposent. Elle, c’est l’écrivaine fictive, qui prend sa distance face à ses propres points de vue antérieurs rapportés à la troisième personne. Le texte crée une tension entre ce passé et l’ancrage dans le temps de la narratrice à la première personne qui se dit « une femme du présent » et qui insiste sur le statut de la poésie comme genre de l’immédiat. Ces deux positions se trouvent juxtaposées tout au long du texte et, à un moment donné, des impressions de la ville apparaissent à côté des pensées sur l’écriture. C’est dans ce contexte que les idées à propos d’une des fonctions de la littérature, celle de la création de l’identité et du mythe d’une ville, sont développées.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

De tout cela nous avions longuement parlé un soir de juillet en marchant dans les rues de Montréal. Côte à côte, bras dessus, bras dessous comme des amies de longue date. Il y avait maintenant plus d’un an qu’elle pensait à son prochain roman et ce soir-là, peut-être en avait-elle trouvé le sujet, elle était particulièrement fébrile. Nous avions tout d’abord flâné aux abords du pont Jacques-Cartier, puis nous avions déambulé sur la rue Sainte-Catherine en direction de la rue Saint-Laurent où nous avions fini par nous arrêter au Café Rachel.


Elle parlait sans tarir de sa ville, de son île en forme d’amande au milieu du fleuve, de son Montréal qu’elle qualifiait de terrain symbolique vierge car, à son avis, Montréal n’était pas encore suffisamment ancrée dans l’imaginaire comme un espace désirable. Bien sûr, les quartiers de Saint-Henri et du plateau Mont-Royal rayonnaient de toute leur imagerie grâce aux romans de Gabrielle Roy et de Michel Tremblay, mais cela n’était pas suffisant. Elle aurait voulu que Montréal scintille comme un bijou nordique dans les consciences voyageuses qui de par le monde rêvent d’un ailleurs. Elle rêvait d’un Montréal mythique, infiniment désirable comme Buenos Aires l’était devenu pour elle. Elle disait que pour qu’une ville entre dans l’imaginaire, il lui fallait passer par la littérature.

Car une ville est un lieu qui allège et qui abrite l’intensité. Une ville nous oblige à parcourir mille distances qui nous font souvenir et nous surprennent en pleine sensation de vivre. On dit de certaines villes qu’elles donnent des leçons, qu’elles éblouissent ou qu’elles affinent la faculté d’imagination, mais pour exister une ville doit pouvoir déployer en nous le vertige de l’histoire ou quelques flamboyantes lubies. C’est pour cela, disait-elle, qu’il faut des mots capables de faire miroiter dans la conscience comme autant de perspectives et de paysages, l’étrangeté de nos vies multiples. Aucune ville ne survit sans le commenté fébrile, l’appétit de vivre ou la mélancolie de ses écrivain/es. Littérature, voilà le fin mot qui fait exister une ville, qui nous fait revivre les passages à tout jamais soulignés dans notre mémoire d’enfance et de lecture.

Elle serait la première phrase de mon prochain roman, p. 53s.

 

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Nicole Brossard, French Kiss. Étreinte - exploration.

Ottawa, Éditions du Jour, 1974.

 

Un exercice de formalisme en guise d'ouverture

 

« Chevauche la grammaire. Je m’étale, ardent, dérisoire et désir. »

Lorsque l’on lit l’incipit de French Kiss il faut se rendre à l’évidence : on est face à un livre insolite qui laisse la plupart des lecteurs/lectrices au premier abord plus ou moins perplexes. Dès le début, le livre rompt avec les conventions traditionnelles du genre romanesque. La langue débridée et l’acte d’écrire s’installent immédiatement au cœur du texte. Les éléments traditionnels qui portent le récit, les personnages et l’action, n’apparaissent qu’en tant que produit textuel secondaire. Il est évident que cette forme d’expression littéraire se rapproche de l’idée qui est inhérente au chiasme célèbre « Le roman n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture » de Jean Ricardou, caractérisant le Nouveau Roman français. Mais même si la langue de Nicole Brossard est expérimentale au plus haut degré, même si French Kiss dispose de tout pour être classifié comme texte formaliste selon l’appellation québécoise, il expose également déjà certains traits d’un engagement féministe de l’auteure. L’évocation des désirs physiques de la femme ou de sa sexualité d’un point de vue féminin ajoute une dimension plus tangible à la recherche formelle abstraite.

Comme il s’agit, dès les premières lignes, d’un roman où la représentation des personnages suit plutôt une logique de bribes de fiction éparpillées, il est plutôt vain de vouloir faire leur portrait. Il me paraît plus convenable de proposer aux lecteurs/lectrices de se plonger eux-mêmes dans l’œuvre puisque son essentiel se situe au niveau de la composition. En dernière remarque préalable, je me contente de signaler la piste suivante : par rapport à Montréal, il se réalise, par la force des mots, une fusion métaphorique extrêmement puissante de la ville et du corps humain.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

UNE FOIS

Chevauche la grammaire. Je m’étale, ardent, dérisoire et désir.

Jusqu’au déplacement le plus total et réversible de la conscience. À la ville et dans la poitrine : des irrigations lentes et progressives.

On y confond les mots.

Il fait si chaud!

Tout serait-il vraiment donc du côté de la folie, à la surface jaune et molle de l’œuf, vague et délirant; du côté de la folie, de la poitrine ou du côté de ce qui n’est pas transparent en Camomille et qui peu à peu l’amène et la lie au sursaut terrible qui me vise et vire contre moi-même. Dans la narration… fictive et artifices… luisants volatiles dans le noir qui pourrait bien être celui dense de la nuit entre mille conifères.

On y confond avec les mots le corps et la cité, une géographie : des cartes sur table, des planches anatomiques, des systèmes.

Et Camomille en intervenant force le je, tel que certaines circonstances ont obligé sa présence en ce texte. Non pas le je parasite des échecs, mais un je d’exploration, souverain, anarchiste

qui traverse dans toutes leurs dimensions les univers de Camomille et le sien propre, ambigu.

On y pénètre à la lecture d’une image : midi dans le corps, le jeu liquide du réseau sanguin circulant comme sur l’horloge, le jeu de la vie productrice et destructrice. Midi sous l’horloge, les mutations intérieures, les antagonismes et les amours, déploiement cartographique. Les rues et les ruelles, veines et artères. Fixation dans la demeure de soi corps habité.

Une fixation: être tourné mince et page comme un silence de pendant qu’on regarde une scène trop belle d’agitation, une image de nuque qui bouge et danse sur l’oreiller qui bouge, de bouche qui souffle, le souffle à vide de l’épuisement, avide (mais nous reviendrons sur les fantasmes qui poussent les actes vers la poitrine, qui les font rôder autour des yeux lentement) du désir broyé terriblement dans une vision de soleil rond immense et fou s’avançant vers la pupille violemment diamètre ruisselant de lave, coulée, coule se moule au moule: le sexe ambiant.

Un après-midi que tu cherchais à comprendre: pourquoi au beau milieu d’une phrase. Camomille Delphie, louve de fiction, se berce sur son ombre. Romance du romanesque. Passage assez clair de Camomille à Marielle Desaulniers, rue Sherbrooke, on file quarante milles à l’heure dans le réel, sur l’asphalte, en Plymouth, vieille décapotable mauve, couleur de 1965. On roule habituellement entre l’appartement de la rue Coloniale et les édifices de la rue Stanley. Mais aujourd’hui: croisière urbaine. Suivre la rue Sherbrooke d’un bout à l’autre, de l’est à l’ouest. De l’ouest à l’est. Manège historique et géographique. Les courants chauds, les violents. Far east, down town going away far west. Les motels aux croûtes sèches de peinture. Les néons cheap et flashy. Marielle conduit les yeux larvés.

Les embouteillages verbaux. On y confond les maux. L’équipement de communication propre à chacun ! On noircit le papier, rôtie brûlée, on les gratte… Lucy Savage : 30 ans, arrière petite-fille de Luc Stone, abolitionniste et féministe de la fin du siècle dernier. Lucy psychédélique, séductrice, imbibée dans le texte, buvard de mémoire, voyante au cœur du texte en son rôle de personnage d’animation. Son regard est fou et doux, Savage : amibe ondulante. La vie se parcoure à dos de feuille l’automne dans l’humidité sur les pelouses, dans la forêt, se perd et se gagne entre les lèvres fictives de Camomille qui raconte comment, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, elle s’est aperçu pour la première fois que Marielle Desaulniers avait un frère plus jeune qu’elle, troublant stratège sexuel. Alexandre qui nomme Marielle, Elle. Elle, lui, Lexa.

French Kiss. Étreinte - exploration, p. 7 - 9.

 

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Nicole Brossard, French Kiss. Étreinte - exploration.

Ottawa, Éditions du Jour, 1974.

 

Une géographie du corps

 

Comme les premières pages de French Kiss l’annoncent, l’enjeu de ce livre se révèle au fur et à mesure comme expérience de la ville. Montréal détient une place centrale dans le roman, ce qui se traduit par sa présence constante dans plusieurs sens : la ville est le cadre concret de ce qu’on désigne communément par action, mais elle est aussi l’espace fictionnel en pleine transformation dont la genèse textuelle est étroitement liée à une corporéité. L’association « ville - corps » forme plus qu’une métaphore enfilée, elle constitue le thème dominant qui resurgit de façon multiple tout au long du texte et lui donne, autour de ce noyau irréductible, une organisation toute particulière. Dans l’extrait suivant, le jeu sur les niveaux de la fiction s’ajoute à la remise en question de la toute-puissance de la narratrice à laquelle les personnages échappent. Plusieurs axes thématiques se rejoignent ainsi dans une toile de fibres infimes ayant pour élément articulatoire la présence de Montréal.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Mon sujet suit un trajet qui coupe Montréal en deux, à l’horizontale, grande Sherbrooke, longeuse de verdure et de buildings, mangeuse de pneus et de talons hauts. Un court-circuit n’attend pas l’autre. Feu rouge, feu vert, jaune. Feu. Un après-midi d’automne le père de Lucy, dans un accident de la circulation. Un court-circuit, un blanc d’arrêt, comme cran d’arrêt et désir d’en finir avec le temps ça passe, ça file, on finit par ne plus penser aux feux. On file les yeux rougis.

Ce matin, Marielle sentait en elle se déclencher la sonnerie d’alarme mais elle pense que c’est au présent que les verbes lui donnent plus de satisfaction. Plus près de la réalité Elle et Lexa. L’appartement. Le voyage. Géographie du corps. La cité m’emprunte mes devises, mes illuminations.

Brusque freinage.

De justesse la décapotable noire qui la précède. Une ombre dans le décor. Puis repart, logiquement comme linéaire, sans surprise, sans écart. Mais dans la marge, sur la route secondaire, roulent les bolides fictifs, étrangers à toute vraisemblance, le capot vibrant au devant des artères plus larges, de béton, de violence possible s’il y a choc. Les ellipses coincent partout le sens, Ie vire comme un imperméable, double surface. D’autres mots sur le dos, voyelles une à une, voyagent dans le sens des fuseaux horaires et gare à toute perturbation.

Elle jubile : les calembours la garde éveillée.

Il fait si chaud.

On y confond les mots.

Camomille ? Je ne la connais pas assez pour affirmer que par elle, la narratrice explore des courants souterrains de plaisir. Mais je sais qu’il se joue ici un jeu d’illusions. Prestidigitation. Gestation dans le cristallin des yeux lecteurs : un narrateur, un emploi du temps dans la fente palpébrale. Spectres et boîtes de nuit. On n’en sort toujours que très tard, au moment où la pluie commence à tomber. Rigoler dans les fissures du trottoir.

French Kiss. Étreinte - exploration, p. 29s.

 

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Nicole Brossard, French Kiss. Étreinte - exploration.

Ottawa, Éditions du Jour, 1974.

 

Éclats d’une ville - la langue éclatée

 

La représentation de la ville est abordée de nombreuses manières dans French Kiss. À l'enchevêtrement des deux concepts du corps et de la ville très présents dans l’extrait par l’image de la circulation du sang, s’ajoute le parallélisme entre la naissance du texte comme chaîne de signifiants et l’engendrement du sens. Montréal devient un corps palpitant, le centre gravitationnel du mouvement par de véritables éruptions de langage. L’essentiel naît des signifiants qui semblent au premier abord anodins. Parcourir la ville équivaut à une suite audacieuse de signes qui parviennent à en dire plus qu’une description précise. Le traitement langagier découvre les couches de sens cachées à la perception quotidienne – la transgression des limites formelles implique ainsi la transgression des normes sociales.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

La ville en réduction. La ville se déplace dans l’œil comme la baguette virevoltante de Mason sur les tambours, à Pompéi. Rutile au-dessus des passants, leur tombe dessus : une ombre de doute. La suie, la suite, les pas, les taxis LaSalle. Dérivent sans importance avec le décor de la cité, coulent vers le port les quais le fleuve sous le pont Victoria. Alexandre se retourne pour regarder Georges qui le suit avec Lucy. Les roues grincent, les dents se touchent dans la bouche, se cherchent une langue à mordre, pour prendre prise et proie et. Peut-être aussi la neige pour gercer les lèvres, les fendre et craquer comme deux allumettes.
Le corps s’émeut, remonte la rue St-Denis, les pieds dans la slutch, spermatozoïde en mouvement, la queue motrice. Se fraye un sens. La cellule.

* * *

Les feux de circulation ne sont pas synchronisés. Changement de vitesse. La ville reste la ville mais étrangère. Hors-texte pour les narrateurs. Hors bouche. Décomposée comme un rapport d’impôt trukqué. Un papier brouillard et buvard. L’encre la suie la salive. Camomille tu m’obliges à d’étranges continuités - chevelure la grammaire tu forces le corps et le je (raison de plus pour halluciner cellules, molécules atomes, texte blanc). La galaxie m’étonne d’être ici sujet dans la phrase. Ici présente et désir du voyage. Dans le tissu, tous les parcours. Les freins brusquements bataème !

* * *

Se love ainsi qu’un alibi dans la phrase pour susciter le ventre, l’inviter à se laisser dériver à tout fendre - muscle de désir, radar au centre de sa chair. Les sillons, les traces dans le creux de la main rivée au volant, à la roue sage qui tourne peu, qui mène tout droit Marielle. Rue Guy, Collège de Montréal, le terrain vert et profond, couvent de religieuses. La Sherbrooke de plus en plus anglaise et sonore comme une grande vacherie d’amertume.
Parler d’un autre réel que celui qui s’offre avec évidence. Raser les intrigues civiles. Les poids plumes et lourds de l’agression. Ouvrir les valves. La conscience. Déclencher. M’aimer mon corps, Camomille, d’exploration. Géographie/spectacle de la cité. Une longue irrigation dans chaque veine. Une intraveineuse de villes et de réseaux routiers. Mais raser les intrigues.

* * *

C’est par une technique de déclenchement qu’autour de Marielle, les mots tournent moteurs et fracas ; déplacement de voyelles, s’engendrent des analogies, s’ouvrent des parachutes, tombent plumes et coquetteries sur les plages blanches.
S’inversent. Reverse. Back up. R. Rear. Marielle bascule dans un réseau de muscles qui se tendent et se détendent. Des piétons fictifs et textuels, d’autres en train de grelotter en attendant l’autobus. Les muscles poussent, les muscles conquièrent.
Sur le trottoir, fondante, la neige se tortille. Le sel. Le calcium. Victoria Hall, Grosvenor. Des hommes se courbent, assaisonnent la rue de sable. Personne n’a envie de parler.

French Kiss. Étreinte - exploration, p. 113 - 115.

 

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Nicole Brossard, French Kiss. Étreinte - exploration.

Ottawa, Éditions du Jour, 1974.

 

La mise en abyme d’un roman

 

Au texte déjà assez hétérogène qui comporte un épisode en bande dessinée et de nombreuses ruptures thématiques et stylistiques, Nicole Brossard insère un « roman dans le roman » qui raconte l’histoire des personnages du roman. Cette mise en abyme qui thématise de nouveau le processus d’écriture et le pouvoir de la fiction, limite pour une fois faiblement la liberté des formes d’expression dans cet espace plus ou moins clos. L’expérience de la contre-culture devient vaguement perceptible derrière cette ébauche de roman dont on trouve une partie du deuxième chapitre précédée de quelques lignes qui n’appartiennent pas au « roman dans le roman » reproduite là-dessus. Mais de tels intermezzos narratifs se trouvent également interrompus par le flux de l’écriture et ne reprennent que plus tard dans le texte. La présence de Montréal reste la seule constante.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Aller retour va et vient de l'ouest à la rue Coloniale. Montréal se disloque, s'avale, pilule grise et climat d’incertitude. Les rues et les boulevards pompent la suie, la boue, la slutch jusqu'à la centrale. La gare de dépôt: pour ailleurs un train, pour bientôt un rapido. Les rails: points de suture au sol.
Le métro s'engorge. Les portes des wagons s'ouvrent, bouffent, se taisent peu à peu dans le trou de noir. Autres ramifications. Sous la ville. Au-dessus : le chassé-croisé des hélicoptères. La radio, la police prennent le pouls du tissu, du plastique, de la brique, du bric-à-brac et plus fou que Braque fœtus dans le cube.
La ville chauffée à blanc dans le gris. Quelle heure est-il ? Les cheminées poussent et pissent la boucane haut comme des rigueurs d'hiver en train de gaser toute une ville qui s'endort au chaud, insouciante.

* * *

A lexandre était amoureux très fou de sa sœur Marielle. Il n'a d'ailleurs jamais pu comprendre pourquoi
tout se passait en lui comme s'il n'était pas libre de cesser d'aimer cette femme qui, comme il le

disait, était bien ordinaire. En somme. Et pour lui, il n'a certes pas été question de mystique amoureuse.
En 1973, Montréal était pour nous une ville finie. Qui ne nous disait plus rien. Lucy avait pensé à un moment donné à l'explorer de fond en comble, de l'expérimenter en tant que stimulant, se l'incorporant maison par maison, pan d'ombre et pan de mur. Les analogies la gonflaient à vue d'œil. Pour un oui, pour un non, elle trippait au bout de son âme.
Donc, nous avons été heureux pendant tout ce temps comme des premiers communiants. Des célébrants affectueux. Des jouisseurs. Des chercheurs sans but précis. Des prospecteurs à la mine d'or. La seule obsession à laquelle nous ne pouvions échapper demeurait celle de la ville et de ses rues que nous parcourions à pied, en autobus, en taxi, dans «La Mauve» et toutes ses folies de parcours. Jongleuse. Une fois nous avons loué trois motos pour deux jours. Nous avons tout sillonné dans le tremblement. Les cahots, les taches d'huile sur la chaussée, des garnottes périlleuses dans les ruelles. Marielle qui était seule sur son engin a, ce jour-là, fait monter un petit garçon derrière elle et toute la journée, l'enfant de dix ans nous a suivis, nous a fait découvrir des coins, des recoins. Des espaces. Des carrières à double sens. Le sable.
Pendant cinq ans nous avons eu l'impression que quelqu'un nous racontait une histoire. Nous l'avons crue. Nous en avons comblé les manques et raturer les répétitions qui ne convenaient pas à notre désir d'exploration.

French Kiss. Étreinte - exploration, p. 127 - 132.

 

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Nicole Brossard, French Kiss. Étreinte - exploration.

Ottawa, Éditions du Jour, 1974.

 

Montréal comme expérience sensuelle

 

Dans cet extrait tiré du troisième et dernier chapitre du « roman dans le roman » de French Kiss, Montréal se présente comme science-fiction urbaine selon les mots de l’écrivaine qui le précèdent de quelques lignes. Dans ce stade du texte le questionnement sur l’écriture a déjà envahi même l’espace narratif qui semblait d’abord être le texte en mise en abyme. Toute l’intensité de la perception sensuelle de la ville éclate et l’amalgame entre corps et ville s’affiche encore une fois de la manière la plus explicite. De même, la désarticulation des deux romans se prépare déjà puisqu’on n’est qu’à quelques pages de leur fin. Le roman se termine comme il a commencé : dans le style fragmentaire et en offrant plutôt des perceptions singulières et plus ou moins isolées qu’une structure close.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Montréal, Camomille, Lexa, feu roulant. Culbute. Nous interrogions tout : passants, néons, circulation, buildings. Et! taxi! Nous n'avions plus le choix. Embarqués que nous l'étions dans un processus vitale de respiration : interroger/souffler/ inspirer/expirer, t'absorber, te combiner, te fondre/cellule d'amour. Toutes les espèces vivantes de poissons d'Australie, d'Afrique et d'Amérique, glissaient en spectacle sous nos yeux. En pleine pollution. Grand écran.
Montréal était avant tout une sensation où nous nous mettions à l'épreuve en quête d'un rythme, d'un usage parfait (total) de nos corps, nos viscères, nos épidermes.
Notre système nerveux ambulant nous faisait basculer dans l'envers, dans l'intérieur du décor de notre programmation. Il était juste de dire que nous nous rechargions les batteries.
Au bout de la troisième année, nous avons senti que nous devions parler autrement de cette autre chose qui nous tenait de plaisir et de ravissement. C'était difficile et tout devenait très rapidement ambigu. Jusqu'où pourrions-nous aller? Pourrions-nous nous arrêter? Comment cela allait-il se passer? Nous étions à la fois interrogation et participation, car aucun d'entre nous – malgré l'épreuve - ne voulait s'arrêter là où tout de la vie s'expliquait, s'animait. Nous étions des radars terrifiés de ce qu'ils captaient sous la voûte céleste. Nos fibres nerveuses se comportaient en virtuose sous les chocs répétés. Nous étions terrifiés et à l'aise.
Puis nous avons peu à peu contrôlé la plupart de nos interventions. Notre participation au réel : nous n'étions dupes de rien. Du moins faisions-nous en sorte de nous communiquer entre nous, tous les fragments de connaissance et de savoir auxquels chacun de nous avait accès selon ses recherches et ses expériences.
Nous étions conscience et réseau.

French Kiss. Étreinte - exploration, p. 141 - 144.

 

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Paul Chamberland, « Aléatoire instantané ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Mouvement et abstraction de la ville

 

C’est une fois de plus le mouvement qui est au cœur du poème « Dans l’abstraction proliférante urbaine » comme dans plusieurs des poèmes du Paul Chamberland des années 1980. Paul Chamberland évoque la traversée nomadique de l’espace urbain pendant laquelle le lecteur/la lectrice est plongé/e dans un torrent d’impressions sensuelles. Mais la pensée qui est au fond de ce poème va plus loin et confirme le titre : il s’agit aussi d’une réflexion abstraite sur la ville et son essence ainsi que sur le mouvement de l’être longeant les rues et rapportant la petite scène. Les renvois hypertextuels au roman de Nicole Brossard et aux théories du philosophe, anthropologue et historien de la culture allemand Oswald Spengler, qui thématisent les deux la dématérialisation, remplissent le propos de Chamberland de connotations multiples en le plaçant dans la proximité de deux intellectuels qui ont également abordé le sujet de l’abstraction sur des plans tout à fait différents. Le mouvement dans cet espace dématérialisé se poursuit dans le poème entier qui se termine sur l’idée de l’effacement dans l’abstraction du promeneur.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Dans l’abstraction proliférante urbaine

 

Chaque abstraction est une forme potentielle
dans l'espace mental. Et quand l'abstraction
prend forme, elle s'inscrit radicalement
comme énigme et affirmation.
Nicole Brossard (Picture Theory)

dans l'abstraction proliférante urbaine
un nomadisme,
soir de novembre doux tiède, misty je marche rue

Sherbrooke vers l'ouest, traverse l'abstraction scintillante voilée
(phares de voitures, feux de circulation, lampadaires,
fenêtres). Le léger brouillard réduit, noir et blanc, les hauts
buildings à des épures d'architecte, sans volume sans poids. je
me déplace

dans l'abstraction électrifiée,
un mobile au parcours à peu près prévisible,
irréalisé-lucide par le complexe graphe,
presque au bord de la lévitation, fonction d'un ensemble

hypercodé,

oui j'avance
presque au bord de la dématérialisation dans le désert

des villes (« spirituel », comme le voyait Spengler),

la cité, utérus transistorisé pour les millions de générateurs

fantasmatiques,

j'avance, oui,
presque au bord de la néantisation

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 101.

 

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Danielle Fournier, « Montréal est une peau de femme ».

Dans : Dans le roc, la blessure du vent, suivi de Montréal est une peau de femme. Paris, Aumage, 2003.

 

Une ville aux allures féminines

 

Dans « Montréal est une peau de femme », Danielle Fournier, poète, romancière, essayiste et directrice littéraire des éditions de l’Hexagone, esquisse une image sensuelle de sa ville natale en accentuant ses traits féminins. C’est le tableau d’un paysage urbain plongé dans de riches couleurs, où une description associative explore au fur et à mesure les traits caractéristiques de la métropole. Le motif amoureux, la tension entre le masculin et le féminin et le désir sous-jacent imprègnent ces lignes quand l’écrivaine peint les ruelles, des couples qui font partie de l’ambiance urbaine ou des tagueurs qui créent le décor idéal pour une ballade romantique. Le plaisir du mot et le jeu des sonorités insufflent la vie à ce poème dont certains passages ressemblent à un fleuve profond dont le fond est difficile à discerner. Le poème que la poète a dédié à Ursula Moser, une passionnée de la ville de Montréal et de la culture québécoise, professeure qui initia le projet de cette 'ballade littéraire’, témoigne de l'amitié profonde qui unit ces deux femmes.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Montréal est une peau de femme

Pour Ursula Moser

Montréal est une peau de femme
et dans les nuits rauques et rouges
des allées de lilas en mai
ces avenues d'érables argentés

des langues se perdent par mille
et se parlent de l'Est à l'Ouest
entre le Mont-Royal et la mer
la nuit éclatée entre les cuisses
prises par derrière, otages élégants
anonymes

Montréal est une peau de femme
pourpre
sous les bancs, rue Sherbrooke
souterraine
où gravissent multiples
des amants écorchés au passage
entre le Nord et le Sud
le coucher de soleil avenue du Parc
quand à la terrasse
les complaintes échouent sur les dentelles d'or

Montréal est une peau de femme
dans ses yeux
les enfants marchent et taguent
le corps hurlé de plaisir
les canaux de Venise qu'ils ne verront peut-être pas

d'arrogance muette, s'allument les ruelles
entre Outremont et Saint-Henri
car sous les pieds silencieux
l'asphalte brûlant remue le désir jusqu'à la frontière
annonce lumineuse
pas encore venue

sans doute, sans doute, cette montagne
Montréal est une peau de femme
ancien volcan pour hommes fauves
rues noires
derrière le voile où bat l'alliance des sexes
et le courage remonte la langue
et dans la bouche, les cris se mêlent
aux parcs et à la rive, le Saint-Laurent
en déroute

derrière moi, la rumeur de vos complaintes
gronde au rythme du soleil de l'après-midi
les litanies secrètes et nostalgiques
l'heure, l'heure
d'espérer, de partir
de boire et de se taire
de taire dans vos voix venues des neiges de sable
odeur de lavande et de génépi
à la poste restante du Inn
j'ouvre les écluses
trop tôt la main brisée

le vert a la peau d'une femme
venue d'Amérique, née de père et de mère
originaire des bois où la perdrix remplace l'alouette
achevée au fleuve et au Saint-Maurice
je suis une terre neuve pourtant rompue

cette langue d'accent
de Val d'Or à ici
ce sol, le même, la terre entre mes doigts
d'ici, les grandes pluies de glace
au-delà, bien au-delà des versants gitans
d'ombrelles sur les genoux cailloux
je garde la langue des mères l'été

Montréal est une peau de femme
l'œil noir sur l'épaule
impérissable souvenir

tandis que je laisse aux montagnes
l'âme d'un homme
un seul
il ne suffit que d'un seul
pour que l'amour vienne et monte
dans l'infini des caresses

Montréal est une peau de femme
où deux enfants marchent main dans la main
prisonniers du silence

Montréal a la peau d'une femme
tatouée de la seule montagne qu'elle connaisse
et du fleuve qu'elle porte nue

Dans le roc, la blessure du vent, suivi de Montréal est une peau de femme,, p. 49 - 56.

 

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Alfredo Lavergne, El Mirador.

http://www.poemasde.net/el-mirador-alfredo-lavergne/ (consulté le 13 janvier 2010).

 

La recherche de l'identité

 

Le poème suivant écrit par l’écrivain chilien Alfredo Lavergne, aborde le thème de l’identité, une thématique souvent reprise par les écrivains immigrés dont Montréal est devenu la nouvelle patrie d’adoption. Dans l’environnement d’abord étrange et nouveau, l’individu se voit confronté à la nécessité de chercher des repères et une nouvelle identité. Lavergne décrit le processus de cette quête identitaire, le concept d'identité se rapprochant de celui, postmoderne, du rhizome. Cette nouvelle identité, ciblée individuellement, crée un pont reliant les deux mondes. Comme Lavergne le souligne dans le titre du poème, la ville de Montréal se montre idéale comme point de départ pour la conquête d'un entre-deux positif.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Karin Jugl-Fröwis

 

Extrait de texte

 

El Mirador

 

¿Dónde está la identidad que no encontramos?.
En la desposeída En la modesta En la consumista
En ningún lugar
O en la ciudad
Suelta de cuerpo Portátil Traducida.
¿Dónde la carne y el hueso de esta visión
Distinta a todo lo anterior?.
Este otro poeta Este yo En otra Letra
En esfuerzo En ánimo En enfrentamiento
Por segunda vez
Sale Busca
Otros hombres Otros antecedentes Otro mirador

Montreal y el puente
Donde me detendré a meditar acerca de mí mismo
Y de los pequeños triunfos de mi pueblo perfecto.

El Mirador

 

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Christian Mistral, Vamp.

Montréal, Québec/Amérique, 1988.

 

Montréal personnifié

 

Christian Mistral, un écrivain et poète né à Montréal en 1964, a marqué entre autres le courant des « romans de la désespérance ». Son premier roman Vamp, une « chronique urbaine », contient une dimension sociale importante. Il s’intéresse aux difficultés de la jeunesse québécoise de son temps, c’est-à-dire il aborde les problèmes de la « génération vamp » des années 1980. Dans le passage qui suit, Mistral compare Montréal à un être vivant féminin : la métropole est personnifiée par une jeune fille, une maîtresse, une mère, etc. C'est à travers la ville de Montréal que l’écrivain exalte la « surfemme » qui séduit et terrorise en même temps.

sources:
http://www.renaud-bray.com/books_product.aspx?id=556531&def=Vamp%2CMISTRAL%2C+CHRISTIAN%2C2764603118 (consulté 11 août 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

J’aimais Montréal, j’en étais fou. Je la baisais insolemment sur toutes ses bouches de métro ; nous étions des dizaines de milliers à imprégner ses entrailles d’une aube à l’autre et la belle en vrombissait de plaisir. Elle n’était pas de ces intouchables hautaines et froides. Elle était souple, nerveuse et douce, invitant les masses à disposer d’elle. Je la foulais aux pieds avec le souverain mépris, la passion bestiale des amants mythiques. Il fallait la sentir frissonner sous le balai venteux de l’hiver ou suer à lourdes gouttes d’averse chaude en été, se farder les joues de pourpre et de safran l’automne et engraisser insouciamment dès l’orée du printemps, pour vraiment se pénétrer du charme ravageur de Montréal. A comparer avec Québec, on y courait dans les rues ; auprès de New York, on s’y traînait à genoux. Elle avait son rythme respiratoire unique et traversait la vie au petit trot, comme une fière jument jeune mais sage. Ses bras humides des eaux fluviales formaient l’arche hospitalière qui servait de porte à l’Amérique. Hérissée de buildings de verre et d’acier à l’ombre desquels poussaient des talus de bicoques, elle n’était ni grande ni petite, ni humble ni majestueuse ; elle ne faisait qu’embellir comme une jolie jeune fille saine et robuste lâchée dans la campagne. Le monde entier la connaissait, elle appartenait à l’univers des cités adultes et y tenait son rang avec dignité. On y traitait de grosses affaires, et de petites, très propres ou très sales ou entre deux teintes, des mégaprojets aux combines louches ; on y brassait de l’argent et la consommation, ce nerf des villes, y était un art de vivre. Maîtresse peu exigeante qui s’offrait à nos vices. Mère chaude et rassurante, que nous quittions pour y mieux revenir. Formidable pôle d’attraction où, de tous les coins et recoins du pays, nous étions venus nous agglutiner, nous fondre dans l’anonymat électrique le temps de trouver comment conquérir, qui la fortune et la gloire, qui le simple et lointain bonheur de vivre.

Il était trop tentant de voir en Montréal une femme pour n’y pas céder. Ce climat capricieux, presque moqueur et toujours changeant, ces quatre-vingts saisons frileuses ou brûlantes et tendrement bousculantes, évoquaient les vertus féminines que j’avais connues. Montréal prude le jour et perverse la nuit, forte, violente et épouvantable sauvage. Montréal maquillée les jours de fête, lascive pour qui savait s’en faire aimer, viveuse jusqu’à la moelle, embaumant le lilas, empestant la vinasse et pleurant et riant et jouissant toujours. On ne se lassait pas d’en découvrir les ressources inépuisables, de jouer avec son cœur et de la dévêtir. Elle était de ces choses terribles et magiques assez vastes pour vous contenir et assez grandes pour vous habiter à jamais. Parcourir le Vieux-Montréal, c’était sentir les pavés anguleux sous la semelle, sentir la fraîche bise du fleuve monter du Vieux-Port et l’odorant crottin de cheval étalé en chapelets près des trottoirs ; entendre les accords de guitare et les cascades d’accents inspirés des chansonniers se mêler, jaillissant des boîtes en rangs d’oignons et, passant devant les croisées ouvertes, recevoir une suffocante bouffée sonore de bière et de tabac mouillé. C’était encore lécher les vitrines d’innombrables friperies, en quête du chiffon rare ou de la guenille hors de prix, planter la langue dans un cornet à trois boules et l’engloutir en riant, c’était humer 350 ans d’histoire suintant des vieilles pierres moussues tandis que le vent apportait l’écho des générations ensevelies qui avaient marché ici. Le Château Ramezay, où Nelligan fit son triomphe en 1899 en déclamant sa Romance du vin ; ses amis le portèrent sur leurs épaules de là jusque chez lui, et on l’interna peu après ; il ne ressortit de l’asile qu’une seule fois au cours des quarante-deux années qu’il lui restait à vivre. Plus haut, l’Hôtel de Ville, dans le bureau d’angle, monsieur le Maire travaille encore au prestige de sa ville et au sien. Et là, le Palais de Justice, imposant et glacial, trop bel édifice dans sa noire noblesse pour l’usage qu’on en fait. Et les clubs, Les Deux Pierrrots, L’Air du temps, et les restaurants, Le Saint-Amable, les Jardins du Nelson …La statue de Vauquelin, de Jacques Cartier, et les saltimbanques, les amuseurs, les ménestrels, les bardes, les joueurs de diaule et de sambuque, les jongleurs, bateleurs, acrobates, équilibristes, funambules, les poètes, les peintres, les barbouilleurs de tout acabit, engagés dans une folle sarabande joyeuse une heure et triste la suivante, mais alors même les larmes peignaient en séchant des chefs-d’œuvre sur les joues.

Montréal ressemblait au Carré Saint-Louis, cour des Miracles où robineux et pianistes de concert partageaient un banc et s’entassaient les uns sur les autres pour dormir. À la rue Prince-Arthur, dont les restaurants grecs et vietnamiens s’arrachaient la clientèle. Au quartier Saint-Henri, taudis de la cité, pauvre champignon incurable tassé au pied de la montagne où les riches Anglais festoyaient. Elle ressemblait à Outremont, snobinarde et maniérée, divine et bâtarde ; à Saint-Michel où l’on se couchait tôt pour soigner son arthrite ; à Saint-Léonard où les Italiens faisaient venir le raisin par camions entiers et composaient le vin en famille ; au centre-ville chatoyant, irradiant le néon pastel, dansant jusqu’à perdre connaissance, buvant jusqu’aux raids de police. Montréal ressemblait au monde : elle ne ressemblait à rien. Elle était une et indivisible, absolument étrange et absolument singulière, quelque part entre l’ange et l’auge.

Vamp, p. 17 - 20.

 

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Pierre Nepveu, « Marée montante ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

L’ouverture vers une autre dimension du réel

 

L’activité littéraire de Pierre Nepveu, dont le travail poétique est le nœud central, ne se borne pas à l’écriture fictive : il a énormément contribué au discours des sciences de la culture en tant que chercheur, critique littéraire et essayiste. Dans sa poésie il aborde diverses matières, telles que le quotidien urbain, la détresse de l’homme sans véritables repères, sa mélancolie existentielle, la question de la filiation ou l’impact de l’Histoire sur les vies individuelles.1 « Marée montante », la pièce finale du recueil Mahler et autres matières (1983), montre l’écrivain arrivé à la fin de l’acte créateur qui se retourne vers l’en-dehors du texte. Le livre se ferme et laisse le « je » lyrique devant sa ville bruyante. Il y a un parallèle entre la montée d’un sentiment en lui et celle d’un bruit : c’est la mer, force mystérieuse et immaîtrisable, qu’il entend tout à coup dans Montréal.

sources:
1 Cf. Malenfant, Paul Chanel : Pierre Nepveu: la poésie sous haute tension. Dans : Le Devoir. 31 décembre 2005, http://www.ledevoir.com/culture/livres/98730/pierre-nepveu-la-poesie-sous-haute-tension (consulté le 16 août 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Marée montante

J'éteins ce texte comme une lampe qui a trop brûlé les yeux. Le livre n'est plus visible sur la table, les pages fument où quelque bonheur pressait le corps de livrer ses sources, ami toujours vert. Je me lève à froid dans un souci devenu mien, dans un néant qui me déborde. J'ouvre la porte et j'entends la mer dans Montréal.

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 195.

 

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André Roy, « Les belles voix de Montréal ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Une polyphonie montréalaise

 

André Roy, né à Montréal en 1944, est poète et professeur à temps partiel aux niveaux universitaire et collégial. Dans « Les belles voix de Montréal » André Roy évoque, par le biais d'images puissantes, les expériences sexuelles d'adolescents à Montréal (notez par exemple la synesthésie « les voix lisses qui m’embrassent »). Si nous supposons qu’il s’agit d’un « je » lyrique masculin, il y a une forte composante homoérotique dans le poème. Plusieurs mots tirés du champ lexical de la violence indiquent qu’un tel amour ou désir ne passe pas sans obstacles. La fin du poème laisse entrevoir que le « je » lyrique identifie « les garçons de Montréal » avec la ville.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Stefanie Rudig

 

Extrait de texte

 

Les belles voix de Montréal

Depuis ou selon les années adolescentes là, anecdotiser les espaces
d'une voix à l'autre, dans la ville, les voix lisses qui m'embrassent
chaque fois que la tendresse est entendue tout près, puis le depuis désespoir
dans les yeux, la patience vidée entre les doigts, partout
les garçons de Montréal approchent au désir dans la continuité
sexuelle, beaux et déjà assassinés.
Sous le ciel-Montréal, vouloir les mots auprès des cocaïnes, l'explosion
alors des baisers blancs, je leur téléphone par-dessus la peur
et les déroutes, par-dessus les incompatibilités – le délire miraculeux
du cœur, les cristaux du soir et des anecdotes pour les
géographies d'où surgissent nos corps mathématiques – dans les
minutes intégrales les splendeurs des mots d'amour coupés en
silence.
À leur parler au téléphone, une arme secrète,
à pleine voix dans l'immensité définitive du temps
je sais des actes et des intensités
contre leur souffle vers le même goût
sur ma peau je les entends
SUR MONTRÉAL J'AI POSÉ MA BOUCHE.

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 160.

 

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Gaétan Soucy, L’immaculé Conception.

Montréal, Éd. Laterna Magica, 1994.

 

Fantasmes et jeux de l’imagination à Hochelaga

 

Gaétan Soucy, un écrivain et philosophe québécois, est né en 1958 dans un quartier ouvrier à Montréal. Au cours de sa carrière, on lui a décerné plusieurs prix littéraires, entre autres le Prix Ringuet et le Grand prix du livre de Montréal. Ces distinctions l’ont propulsé au rang d’écrivain mondialement reconnu. Soucy figure également parmi les grands noms de la littérature québécoise moderne, particulièrement en raison de son désir d’ouvrir le Québec sur le monde.

En 1994 paraît L’Immaculée Conception, le premier roman de Soucy, dont l’intrigue complexe, sombre et tourmentée se déroule dans le quartier pauvre de Hochelaga-Maisonneuve au début du XXe siècle. L’histoire tourne autour de Remouald Tremblay, un homme doué, mais victime de son propre destin. Son père, Séraphon, est un vieillard faible qui passe son temps dans un fauteuil roulant. La trame du roman se tisse également autour de Clémentine Clément, l’émouvante institutrice, et de Gaston Gandon, directeur d’école sans énergie. Tout au long de l’œuvre l’auteur tourne en ridicule la religion, notamment le dogme de la transsubstantiation en dépeignant des personnages qui participent mécaniquement à l’Eucharistie. C’est ainsi que Soucy offre au lecteur un voyage dans un monde où le miraculeux fait, petit à petit, place à l’épouvante.

L’extrait ci-dessous est tiré d’un épisode où la garde de Sarah, une fille timide, très vulnérable et muette, est confiée à Remouald. Sarah était la fille d’une des nièces de M. Judith, le patron de Remouald. Le protagoniste ne peut qu’accepter cette nouvelle charge, un signe du destin. Cette scène a lieu lors de la première ballade de Remouald et Sarah dans le faubourg à mélasse, un ancien bastion industriel des Canadiens-français à Montréal.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Julia Osl

 

Extrait de texte

 

Remouald déambulait le long de la rue Notre-Dame en direction du parc Dézéry (les gens prononçaient Dézyré), tout à l'étrange sensation d'avoir dans sa main la main confiante d'une petite fille. Son paletot boutonné jusqu'au col camouflait ses vêtements tachés de sang.

Il ne savait trop quoi faire de Sarah, qu'il songeait à amener au cinéma : il se disait que ce devait être le genre de divertissement qui convenait à une petite muette. Quant à Sarah, elle se montrait modérément intéressée par ce qui l'entourait, elle y portait une attention à la fois patiente et détachée. S'il s'arrêtait devant une vitrine de jouets, elle s'arrêtait aussi, et tous deux attendaient, Remouald croyant faire plaisir à la petite et la petite croyant faire plaisir à Remouald. Signe qu'ils commençaient à bien s'entendre.

(…)
C'était une rue serpentante, fourvoyante, et qui n'en finissait plus. Remouald ignorait où cela les mènerait. Ils marchèrent longtemps. Ils débouchèrent enfin, contre toute attente, dans le Faubourg à Mélasse (les gens prononçaient Faubourg à Menaces). Remouald, qui n'y avait jamais mis les pieds, le reconnut à il ne savait quoi, qui était dans l'air; et que l'on respirait. Son cœur se serra. Il posa la main sur l'épaule de Sarah. Ils n'avaient pas fait vingt pas que surgit à leur gauche une sorte de tabouret de piano, un trépied vivant qui claudiquait vers eux. C'était une femme. Sa tête n'arrivait pas à la cuisse de Remouald. Elle se planta devant eux et pointa vers Remouald une de ses béquilles, sans qu'il pût déterminer si elle l'en menaçait ou si elle implorait sa pitié.

Des larmes coulaient sur ses joues. Sa figure, son crâne, son cou étaient couverts de bosses. Remouald passa son chemin. Sarah se tourna vers l'infirme : un chien nerveux et malingre l'avait rejointe, et la femme lui donnait des baisers sur le museau. Un vieil homme sortit la tête de sa fenêtre en criant des insultes. Le chien déguerpit et le trépied disparut sous un porche.

Remouald poursuivit sa route. Il voulait à tout prix s'échapper de ces lieux, mais au bout de quelques minutes, il fut de nouveau devant l'infirme qui pleurait sous le porche. Appuyée sur sa béquille, elle tendait la main et répétait le mot «Amour», qui avait dans sa bouche une sonorité glaçante. «Aââmu...?. Aââââmur…. ? » Remouald avait la gorge nouée. « Madame... » fit-il. Elle eut alors un ricanement horrible. Remouald recula en tirant Sarah par la manche, mais Sarah ne voulait pas s'en aller, il dut l'emporter dans ses bras. Sarah fit à la femme un petit signe d'adieu. Remouald avait envie de crier au secours. Lancé du haut d'un balcon, un morceau de fourrure s'aplatit à ses pieds, qui lâcha une plainte affreuse avant de bondir comme une flèche sous les galeries. Remouald commençait à s'affoler. Toute sa vie il avait été hanté par la peur de s'égarer, de ne jamais ensuite retrouver le chemin de sa maison. Il songea avec angoisse à Séraphon : que ferait-il sans son fils? Les pavés de la ruelle étaient déchaussés, leurs chevilles se tordaient à chaque pas. Il respirait des vapeurs de soupe aux choux, de navet bouilli, des relents d'intérieurs mal tenus, d'épluchures, d'huile à chauffage, de pourriture. On entendait les cris d'un ménage en querelle, des miaulements, des couinements et, par une porte entrouverte, le bramement insupportable d'un bébé, auquel répondait en vociférant une voix éraillée de vieille, aussi désagréable à l'oreille qu'un ongle égratignant une ardoise. Remouald avançait en regardant de tout côté.

Derrière eux, soudain, le sabot d'un cheval. Remouald n'osa pas se retourner. Il s'engagea dans une autre rue perpendiculaire, puis dans une autre encore, au hasard. Il allait là où l'égarait sa détresse. Le cheval était toujours derrière. Remouald déposa Sarah par terre et s'accroupit. Il fit mine de nouer ses lacets de bottines, et, à la dérobée, regarda pardessus son épaule. Le capitaine des pompiers le considérait avec une arrogance de justicier; il tirait des bouffées narquoises de son cigare. Remouald prit une nouvelle fois Sarah dans ses bras. Ils s'échappèrent par une entrée de cour, se faufilèrent entre les maisons, longèrent des murs, enjambèrent des clôtures, marchèrent encore un bon moment. Ils finirent par se retrouver rue Sainte-Catherine. La foule circulait, normale et tranquille. Remouald s'adossa à un mur et respira, le poing fermé sur sa poitrine. Il pensait : «Je vous remercie, mon Dieu.» Il suait à grosses gouttes comme au beau milieu de l'été.

Sarah, elle, frappait de joie dans ses mitaines.

L’immaculé Conception, p. 73 - 76.

 

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France Theoret, « Montréal, ville natale ».

Dans : La nuit de la muette. Trois-Rivières (Québec), Écrits des Forges, 2010.

 

Physionomies d'une ville

 

Dans le poème suivant, l’écrivaine France Théoret se réfère à son berceau natal, la ville de Montréal, où elle a vécu une jeunesse bouillonnante. Dans ce cadre, elle aborde les problèmes sociaux en décrivant les caractéristiques particulières et contradictoires qui définissent la métropole : d'une part, entre autres, la vie commerciale et le confort, d'autre part, la sueur des pauvres et le dénuement. Malgré les images négatives, le poème ressemble à une description neutre où le lecteur sent l’importance et la force d'inspiration qu'a la ville pour la poète.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Karin Jugl-Fröwis

 

Extrait de texte

 

Montréal, ville natale

 

l’improvisation le touche-à-tout
le confort la dysharmonie
ses habitants lui rendent
un visage apprivoisé

lieux de commerce
de négoce
miroirs fréquents fréquentables
où n’entre pas qui veut

ma ville aussi vivante que défaite
martelée aux pas des passants
exténuée des sueurs des travaillants
pour un salaire dérisoire

ceux qui passent ne font que passer
ceux-là au regard rivé sur les trottoirs
par le dénuement le manque
oubliés les délaissés
confus de leur embarras

de quelle ruse nouvelle être l’objet
des assis sur leur sac à malices
rusés roublards habitués à tromper les autres
jusqu’à ce qu’ils se trompent eux-mêmes

la poète d’alors c’était moi
en train de surmonter ma jeunesse sage
prise de vertiges jusqu’à la perte de l’image
ma honte brûlante

La nuit de la muette, p. 56 - 57.

 

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Edith Velásquez de Malec, « Montreal ».

Dans: Díaz, Luciano P. / Etcheverry, Jorge (éds.) : Boreal. Poesía latinoamericana en Canadá. Antología. Ottawa/Ontario, Split Quotation/Verbum Veritas, 2002.

 

Montréal comme personnage

 

Dans le poème suivant, la poète d’origine vénézuélienne Edith Velásquez de Malec parle de la fascination qu’exerce Montréal sur elle ainsi que de l’importance de la ville pour les écrivains en général.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Karin Jugl-Fröwis

 

Extrait de texte

 

Montréal

 

Eres tan bella,
hermosa,
gentil.
Eres
la mejor serenata
que un poeta iluminado
pueda concebir.

Boreal. Poesía latinoamericana en Canadá. Antología, p. 126.

 

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