Plateau Mont-Royal

Le Plateau Mont-Royal, ou tout simplement le Plateau, est un quartier situé dans l’arrondissement de même nom qui s’étend sur une superficie de 8 km2. Il est délimité au nord par l’avenue Laurier, à l’est par le parc Lafontaine, au sud par la rue Sherbrooke et à l’ouest par le fameux boulevard Saint-Laurent qui, autrefois, marquait la frontière symbolique entre la population anglophone à l’ouest et la population francophone à l’est.

 

plateau montroyal
(c) Hemma Allemann (c) Peter Mertz

 

Au début du XXe siècle, le Plateau était un quartier habité par les ouvriers, dont les conditions de vie ont été décrites par l'écrivain québécois Michel Tremblay. En 1943, l'Université de Montréal déménage sur le flanc nord du mont Royal, ce qui amène la bourgeoisie francophone et anglophone à s’installer dans ce quartier. Depuis l'après-guerre, le quartier accueille également des immigrants, entre autres des Juifs, des Grecs et, plus récemment, des Vietnamiens et des Portugais.

Depuis les années 1980, un grand nombre de jeunes professionnels, d’artistes et d’étudiants s’y sont installés de sorte que le Plateau s’est transformé en un centre d'activités culturelles et intellectuelles. Le quartier présente aujourd’hui une grande variété architecturale et compte plusieurs établissements scolaires de tous les niveaux ainsi que deux des plus grands parcs de Montréal. Les rues résidentielles du Plateau Mont-Royal, bordées d'arbres, semblent presque pittoresques, avec des maisons à un étage ainsi que des duplex et des triplex, avec un perron typique et une balustrade en fer forgé.

Le Plateau possède une hétérogénéité socio-économique importante de sorte qu’il est couru par la population dite branchée depuis quelques années. Ainsi, un phénomène d'embourgeoisement y est observable. De plus, le Plateau Mont-Royal est aujourd’hui reconnu comme le quartier le plus créatif du Canada, ce qui fait de lui l'un des principaux lieux culturels et artistiques du Québec et du Canada.

sources:
Gallagher, Gregory B. : Montréal & Québec. München, Dorling Kindersley, 2009.
bonjourplateau.com/fr (consulté le 22 avril 2010).
mont-royal.net (consulté le 22 avril 2010).
fr.wikipedia.org (consulté le 22 avril 2010).

Texte d'introduction: Sabrina Öztas

 


 

Beauchemin, Yves - Le Matou - « La Binerie » - un restaurant avec tradition

Beauchemin, Yves - Le Matou - Le dépanneur

Beaulieu, Michel - Zoo d’espèces - Bribes du passé et hantises existentielles

Brault, Jacques - Rue Saint-Denis - La ville comme miroir de la mémoire d’une enfance difficile

Caccia, Fulvio - Annapurna - L’ambiance d’un siècle passé au carré Saint-Louis

Dubois, René-Daniel - Le troisième fils du professeur Yourolov - Une vie « typique » à Montréal

Dupré, Louise - Anamorphose - Changement de perspective qui permet le déchiffrement du réel

Jacob, Suzanne - Un port qui ne sent jamais la mer - Une ville qui aime se travestir

Jasmin, Claude - La Montréalaise - La flamme de l’amour

Lalonde, Catherine - La grève au cimetière - Le jeu et la mort

Mallet, Marilú - How are you? - Montréal multiculturel : les cafards d'ici et d'ailleurs

Miron, Gaston - L'homme rapaillé - S’affirmer dans son imperfection pour aller vers l’amour

Miron, Gaston - L'homme rapaillé - Le portrait d’un endroit humble et la fatigue de vivre

Mistral, Christian - Léon, Coco et Mulligan - Pulsion de vie à Montréal

Monette, Hélène - Le mal du pays - Des raisons pour aimer Montréal

Morin, Paul - Œuvres poétiques complètes - Un hymne à une des plus grandes cantatrices du Canada

Nelligan, Émile - Notre-Dame-des-Neiges - La protectrice de la ville

Richler, Mordecai - The Apprenticeship of Duddy Kravitz - Satire à la Richler

Tremblay, Michel - La grosse femme d’à côté est enceinte - Un parcours en tramway

Tremblay, Michel - La grosse femme d’à côté est enceinte - Déménager à Montréal quand on a un certain âge

Tremblay, Michel - La grosse femme d’à côté est enceinte - Faire le tour du parc Lafontaine

Tremblay, Michel - Les Belles-Sœurs - Difficultés sociales

Tremblay, Michel - Les Belles-Sœurs - La routine du quotidien à Montréal

Tremblay, Michel - Les Belles-Sœurs - Rêve d’une vie plus brillante

Urbina, José Leandro - Collect Call - Le Montréal des immigrants

 


 

Yves Beauchemin, Le Matou.

Paris, Ed. Québec, 1985.

 

« La Binerie » - un restaurant avec tradition

 

Le Matou, le deuxième roman d’Yves Beauchemin, a véritablement constitué l’événement littéraire de l’année 1981, au Québec. Son succès est fondé sur des péripéties rocambolesques, des rebondissements fréquents et imprévus ainsi que des personnages fortement typés. Ce roman, dont l’action se déroule entre le mois d’avril 1974 et le début de l’hiver 1976-77, relève également de genres multiples. On peut le classer à la fois parmi les romans psychologique, policier, populaire, d’aventures et d’amour.

Le passage suivant, qui se trouve au début du roman, décrit le protagoniste Florent en train de discuter avec son copain Ratablavasky. Ils parlent du restaurant « La Binerie » dans l’Avenue du Mont-Royal Est (près de St-Denis et Mont-Royal), inauguré le11 juin 1940 par les frères Joachim et Léonide Lussier. Notons que ce restaurant existe encore de nos jours.

sources:
Boivin, Aurélien : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec :Tome VII 1980-1985. Montréal, Éditions Fides, 2003.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Jasmin Mohr

 

Extrait de texte

 

Tout en parlant, Ratablavasky avait amené son invité près d’une fenêtre qui donnait sur la place Jacques-Cartier. – Connaissez-vous un restaurant du nom de La Binerie ? fit-il doucement. – Le restaurant de la rue Mont-Royal, près de Saint-Denis ? – Exactement. Eh bien, il est en vente. Et pour un prix ridicule. Vous savez que la nourriture en est excellente ? – Qui, bien sûr. On y sert de la cuisine québécoise. C’est une sorte d’institution dans le coin. – Institution, voilà qui est le vrai mot! Trente-six ans de bonne cuisine, il y a là un trésor inestimable que personne ne peut vous voler, n’est-ce pas ? Vous avez des économies… $11780, si ma mémoire dit vrai…

Florent leva brusquement la tête. – Je sais tout, murmura le vieillard avec un pâle sourire, perdu dans la contemplation de la place Jacques-Cartier. J’aime ce pays et j’adore me renseigner sur lui. Mon amour a besoin de renseignements au lieu de baisers. Eh bien, mon jeune ami, avec un peu de capital et de bonne volonté, plus le sourire de certains banquiers – je peux vous procurer un de ces sourires pour le prix d’une plume de poule, comme on dit dans mon pays –, le restaurant est à vous, s’il vous plaît de le posséder. Vous prendrez les trente-six ans de bonne cuisine et peu à peu vous les grossirez en trente-sept, trente-huit, trente-neuf, et ainsi de suite, comme il vous plaira. Votre portefeuille prendra du ventre pendant que vous deviendrez le bienfaiteur de l’humanité par des repas délectables. Qu’en pensez-vous, monsieur Florent ? – Et pourquoi ne l’achetez-vous pas vous-même si l’occasion est si bonne ? rétorqua l’autre, méfiant.

Le matou, p. 18.

 

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Yves Beauchemin, Le Matou.

Paris, Ed. Québec, 1985.

 

Le dépanneur

 

Dans l’extrait suivant, Beauchemin parle d’ « un dépanneur ». En France, ce mot n’a qu’un sens : Il désigne la personne chargée du dépannage des véhicules. Au Québec, par contre, ce terme est employé couramment pour désigner une petite épicerie ouverte presque 24 heures sur 24 ainsi que le dimanche et les jours fériés. On les appelle également les « épiceries de nuit ».

sources:
Le Petit Robert 2010.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Jasmin Mohr

 

Extrait de texte

 

La veille, en fouinant dans la cour durant la matinée, il avait aperçu tout à coup, à demi caché sous une boîte de conserve éventrée, un magnifique billet de deux dollars détrempé par la pluie.

Monsieur Émile se pencha, le glissa dans sa poche et se réfugia derrière un garage pour admirer sa découverte loin des regards indiscrets. Un sourire triomphant s’épanouit sur ses lèvres et ses yeux s’emplirent d’une lueur trouble. Il se rendit en courant chez un dépanneur de la rue Mont-Royal, où il était sûr de n’être connu de personne, et revint quelques minutes plus tard avec un sac contenant six jolies bouteilles de bière et un sachet de Sen-Sen, ces pastilles si efficaces pour maquiller les haleines trop chargées.

Restait à choisir l’endroit de la dégustation. Il ne fallait pas quitter les alentours du restaurant, où son absence aurait été vite remarquée. Il retourna dans la cour, cacha son sac sous le perron, fit une petite apparition diplomatique dans la cuisine pour bien faire remarquer sa présence, puis sortit de nouveau. Le gosier lui brûlait.

L’auto de Slipskin était stationnée près d’une méchante palissade, loin de la cuisine. Les portières étaient verrouillées, mais une glace laissait voir un interstice de quelques centimètres. Il n’en fallait pas plus à monsieur Emile. Deux minutes plus tard, après avoir crocheté la serrure de l’auto avec un bout de broche, il s’installait commodément sur la banquette arrière, une bouteille entre les cuisses. Pour parer à toute surprise, il avait reverrouillé la portière et glissé son sac sous la banquette avant. Après la deuxième bouteille, une forte envie de pisser le saisit. Il alla se soulager près de la palissade et revint dans l’auto. À présent, il avait sommeil. Il se glissa par précaution une pincée de Sen-Sen dans la bouche et s’étendit sur la banquette, puis, se ravisant, se coucha plutôt sur le plancher. L’endroit manquait de confort, mais on y était à l’abri des écornifleurs.

Quand il se réveilla, l’auto roulait sur la rue Saint-Denis. Il aperçut au-dessus de lui la chevelure carotte de Slipskin. Une agréable odeur de ragoût flottait dans l’air. Son estomac se mit à gargouiller avec frénésie et sa bouche s’emplit d’une saveur âcre. Il fut sur le point de signaler sa présence par le célèbre hurlement de Frankenstein (quel plaisir de faire suer ce grand niaiseux), mais il eut peur que, malgré les Sen-Sen, son haleine ne le trahisse et que Slipskin ne procède à une fouille en règle de toute l’auto.

Il devait être près de midi. Slipskin allait sans doute porter son dîner à Florent, qui ne travaillait plus que le soir maintenant, ce qui lui permettait de consacrer ses journées à se chercher un emploi. Mieux valait rester caché bien sagement derrière la banquette. Le grand carotte retournerait bientôt à La Binerie. Rien de plus facile alors que de se couler en dehors de l’auto ni vu ni connu. Il ne resterait plus ensuite qu’à inventer une petite histoire pour expliquer son absence.

Le matou, p. 146 - 148.

 

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Michel Beaulieu, « Zoo d’espèces ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Bribes du passé et hantises existentielles

 

Les routines de la vie quotidienne et les objets usuels, témoins de la réalité un peu anachronique de l’écrivain que Michel Beaulieu laisse s’exprimer dans « Zoo d’espèces », s’inscrivent dans l’atmosphère urbaine de Montréal. La métropole, montrée sous les aspects du changement et de la modernité, contraste avec l’écrivain à la recherche d’une pièce de rechange. L’univers du poème se construit autour de la description de la ville qui a changé de visage et d’une scène d’achat dans une boutique. Sa vieille machine à écrire devient l’objet de la réflexion de l’écrivain sur le passage du temps. Le temps se montre comme force qui dépasse celle de l’homme faisant entendre que des enjeux plus profonds se cachent sous la description de son quotidien. Le texte projette dès le début des préoccupations existentielles dans une situation banale. Cela s’exprime d’abord par l’intention communicative. L’autre qu’il apostrophe est parti et a laissé le poète seul dans sa ville. Par conséquent, il vit à Montréal comme à un endroit de captivité où il est retenu et séparé de cet être qui lui est cher. Le spectre de la mort fait son entrée sur scène dans une chaîne d’associations libres qui mène élégamment du New Hampshire à travers la plaque d’immatriculation à la menace de la mort. Finalement, le poète se contente de jouer avec le temps d’attente qui prend dans la perception subjective du « je » lyrique progressivement la longueur d’un été, de quelques jours et du terme final closant le poème, de l’éternité. De cette façon un des sujets préférés du poète, l’impuissance de l’homme face à l’écoulement du temps, trouve son expression tout à fait originale dans ce texte.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Zoo d’espèces

 

ces mots je te les transcrirai pour ton plaisir
aussi roux que la langue fouillant les nymphes
Smith-Corona 200
électrique et portative
mais sans la mallette assortie
avec le papillon métallique et soudé du vendeur
qui a déménagé depuis le temps
mais pas aussi souvent que moi loin de là
de la Plaza Saint-Hubert à la Côte-de-Liesse
qui n'est pas plus gaie pour autant
comme on s'en doute
avec sa circulation de poids lourds
et ses nombreux avions
bien que le trafic en ait diminué
depuis l'ouverture de Mirabel
«ça n'existe pas la 200»
me dit chaque fois la vendeuse
en se rongeant les sangs
quand elle me reconnaît et que d'un ton péremptoire
elle refuse de consulter ses vieux catalogues
- ils ont pris le chemin de la poubelle
comme tout le reste au demeurant -
si je vais acheter des rubans
noir-noir de nylon ou de coton c'est selon
comme on dit l'inspiration du moment
(de l'une à l'autre fois des mois passent
et je ne me souviens jamais si je préfère
l'un à l'autre pour la clarté des touches
et je n'ose plus jamais demander
tant les réponses qu'on me fait me semblent
contradictoires
mais que ça me prend des numéros 4
ça
je ne l'oublie pas)
les signes pâlissent à l'usage
et le «e» perd pied quelque peu
en claudiquant du côté droit
ceux qui semblaient autrefois les plus clairs
le sont tellement moins maintenant
bien que l'entente se renforce
de quelques pierres au fond du jardin
ce qui m'occupe m'occuperait tout autant
si tu ne courais vers les lacs
de ce New Hampshire où l'on dit
«LIVE FREE OR DIE»
sur les plaques minéralogiques
je ne veux pas que tu meures
je reste derrière sans aménité
sans trop d'aménité
prisonnier de Montréal cet été
le temps passera plus vite qu'une balle
frappée en flèche au champ centre
et je fondrai de nouveau dans tes parois lisses
dans quelques jours à peine
une éternité

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 153 - 154.

 

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Brault Jacques, « Rue Saint-Denis ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

La ville comme miroir de la mémoire d’une enfance difficile

 

Jacques Brault est l’un des poètes des années 1980 qui explorent l’intérieur de l'être humain. Il poursuit une recherche poétique de « la saveur de l’existence » en questionnant le rapport entre la vie et la mort. Investissant son savoir philosophique dans le travail d’écrivain, il aborde des thèmes comme la solitude existentielle ou la fonction de l’écriture qui permet, selon lui, de mener une vie 'signifiante' dans ce monde si elle est associée à l’amour.1 Beaucoup de ses poèmes rassemblent des sujets à dimension métaphysique et des expériences de la vie de tous les jours.

Dans le poème « Rue Saint-Denis », Montréal est présentée comme le reflet de la vie intérieure d’un homme méditant sur son passé dans un quartier pauvre de la ville. Dans une atmosphère lugubre, où s’expriment le désespoir et la résignation, le tintement répété des cloches établit le lien entre le passé et le présent de l’homme marchant sur la rue Saint-Denis. L’expression du mal de vivre se joint au sentiment de stagnation qui résonne dans les coups de cloche. À travers une langue qui puise dans le spirituel sans toutefois hésiter à décrire le réel dans la simplicité des petits événements du quotidien, la solitude et l’image d’un être las de son existence se répandent dans le poème. Les derniers vers laissent entrevoir qu’une réconciliation avec ce passé sombre serait possible, même si l’oxymore final souligne l’ambiguïté du rapport.

 

sources:
1Cf. Royer, Jean : Introduction à la poésie québécoise. Les poètes et les œuvres des origines à nos jours. Québec, Bibliothèque Québécoise, 1992, p.167.

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Rue Saint-Denis

 

Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose

où je traîne la nouvelle année la trentième de mon âge

Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose

et je suis seul et nu comme le petit d'homme dans sa peau

Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose

et remuent l'eau pâle des plaintes assoupies

Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose

et bien sage sur le suaire de la laine la mémoire lasse s'enneige

Je sais que les ombres sous les escaliers se rient de mes songes
Cela viendra bientôt cette chose qui n'arrivait qu'à l'autre
Cela viendra bientôt cette chose qui n'arrive qu'à moi
La lumière froide au bout de la rue lève le bras et me fait signe

Je pense à cette rue de mon enfance je pense à l'hiver

entre les maisons grises

J'entends la rumeur d'un autre monde dans la rue

où s'achèvent mes pas

C'était hier c'est maintenant le même désespoir étriqué

qui clopine sur la glace

La même et rêche rengaine chez Julie les lendemains d'oubli
Je pense à ces amours sans visage oubliées je ne sais où

Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose
Leurs voix fêlées redisent mes heures sordides
La main nerveuse comme une bête au giron de la fillette
L'herbe jaunasse des parterres les étoiles de fiente sur le trottoir

La cigarette baveuse et blême le soleil de six heures sur l'épaule
La rue qui fait un bruit de vieux sous noirs
Et dans chaque vitrine le chromo de ma peine
Clochard de mes amours histrion de mes jours
Je m'en vais oui je m'en vais pour de bon
Je m'en vais avec dans ma main la chaleur de mon autre main

Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose
Et leur fêlure ouvre en moi une ancienne et neuve douceur
Cette chose au bout de la rue n'est pas si terrible
Cette chose venue là pour m'appeler de son regard aveugle

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 103s.

 

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Fulvio Caccia, « Annapurna ».

Dans : Irpinia. Montréal, Guernica, 1983.

 

L’ambiance d’un siècle passé au carré Saint-Louis

 

Fulvio Caccia, un écrivain d’origine italienne qui a vécu une trentaine d’années au Québec et qui travaille aujourd’hui à l’université Paris XIII en tant que professeur de littérature québécoise au Centre de recherches interculturelles sur les domaines anglophones et francophones1, a dédié une grande partie de son activité professionnelle et littéraire à la recherche portant sur l'impact de la migration et sur l’identité face aux changements culturels.2 Avant de travailler sur la notion de transculture et sur ses implications pour la société moderne, il en a fait l’expérience en grandissant au Québec, dans un pays où deux cultures « s’affrontaient » alors que la sienne jouait un rôle subalterne et ne commençait qu’à se profiler dans le paysage culturel avec la génération d’écrivains à laquelle il appartient. Dans son recueil Irpinia (1983), Caccia découvre poétiquement ce pays du nord, où il est arrivé avec ses parents, et qu’il mettra plus tard en opposition à l’Italie méridionale de ses grands-parents dont il est question dans Scirocco (1985). Le poème « Annapurna » invite à rêver avec l’auteur quand il montre le carré Saint-Louis avec ses bâtiments historiques et propose le terme « labyrinthe phosphorescent » pour la métropole.

sources:
1 http://www.univ-paris13.fr/ANGLICISTES/CACCIA-Fulvio.htm (consulté le 26 août 2010).
2 ibid.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Annapurna

 

Montréal
labyrinthe phosphorescent
perméable au très grand désordre
Les gestes ont la belle mobilité
du moment
Papillons!
Corps caresse

Demain j'irai étreindre la blondeur du monde
ou bien est-ce elle qui me prendra?
Chère impression tentante
comme une orchidée
glissée dans l'épaisse chevelure
d'une belle morena

Au carré Saint-Louis
l'austère XIXe siècle
m'encercle
avec ses maisons à tourelles
son bruissement d'images
Ambiances douces
ambrées
Pas!

Hauteurs

J'imagine des draperies
fanées, des boiseries
solaires déployant
leurs nœuds
la transparence des veinures
dans chaque pièce
de la maison.

Laquelle?

Un bleu tapis d'enfants
siffle dans l'ennui ocre
La nuit est un jardin de cristal
Le carré, une sphère invisible

Irpinia, p. 25 - 26.

 

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René-Daniel Dubois, Le troisième fils du professeur Yourolov.

Ottawa, Leméac, 1990.

 

Une vie « typique » à Montréal

 

La pièce Le troisième fils du professeur Yourolov tourne autour de la vie de Benoît, qui s’est suicidé en sautant d’une tour au centre-ville de Montréal. Peu de temps après sa mort, l’amant de Benoît, JP, apprend la vraie histoire derrière ce suicide, racontée par Katarina. Elle révèle à JP que Benoît n’a jamais existé, que l'amant de JP s’appelait Bolivar et qu'il faisait partie d’un programme d’infiltration mené par les Russes et les Allemands de l’Est. Dès sa naissance, Bolivar avait été préparé à une vie d’espion. À la fin de la guerre froide par contre, les responsables ont réalisé que de tels espions ne seraient plus nécessaires, de sorte qu’ils ont terminé le programme. Après la mort du directeur du programme, le Professeur Yourolov (appelé ainsi par Katarina), l’organisation avait donné l’ordre à tous les espions de revenir, y compris Bolivar. Celui-ci s’y est opposé et a poussé en bas d’une tour du centre-ville de Montréal l’agent qui devait le ramener. Katarina révèle finalement que Bolivar n’est pas mort.

Cette histoire d’espionnage n’est pas racontée chronologiquement, mais avec beaucoup de sauts dans le temps et dans l’espace. C’est ainsi que le lecteur ou le spectateur assiste à des scènes qui se déroulent parallèlement, ouvrant des volets rétrospectifs et prospectifs. Ces changements perpétuels permettent à René-Daniel Dubois de créer une atmosphère de suspense, caractéristique importante de toute histoire d’espionnage. Par contre, derrière cette histoire qui tourne autour des agents secrets, se cache une question fondamentale : celle de l’identité. Katarina pose cette question plusieurs fois à JP en demandant qui est le troisième fils du professeur Yourolov. Elle veut savoir quelle personnalité se cache derrière les personnes que Benoît/Bolivar a fait semblant d’être, qui il était réellement. Cela est également la question que Dubois pose dans cette pièce : Qui sommes-nous réellement ? Qu’est-ce qui se cache derrière une vie « normale » et quand sommes-nous « nous » ? Quand cessons-nous de nous cacher pour être nous-mêmes?

Dans l’extrait ci-dessous, JP décrit la vie « normale » de Benoît à Montréal, qui commence à l’hôpital Hôtel-Dieu (près du Mont-Royal) et qui se déroule la plupart du temps en banlieue, à Brossard.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Katharina Pöllmann

 

Extrait de texte

 

KATARINA

Qu’est-ce que vous savez, de lui ?

JP

Quoi, ça ?

KATARINA

Tout. Qu’est-ce que vous savez de lui. De son « histoire », oui ?

JP

Ben voyons don, on…

KATARINA

S’il-vous-plaît.

JP

Quoi ? Quoi ?, « S’il-vous plaît » ? Qu’est-cé qu’tu m’veux ? T’imagines-tu qu’j’ai rien qu’ça à faire, moi, dans vie, m’amuser à r’penser à mon chum transformé en pablum, Hen ? Accouche, baptême. Ça fa d’puis dix heures et d’mie qu’j’ai ‘es shakes. Chus pas un yoyo, tabernak. Sors-lé. Ça fa d’puis dix heures et d’mie que je l’ai, imprimé su’a rétine, pis toi t’es là la bouche en cul-d’poule : « Dites-moi ceci. » « Vous rappelez-vous de cela ? »

KATARINA

Calme. Que savez-vous de lui ?

JP

I’ v’nait d’Québec. Euh. Après ça, toujours vécu à Montréal. En banlieue, autour, beaucoup. Euh. l’était né en soixante-deux. Ah, oui : à l’Hôtel-Dieu. Étudié des bout’ dans des écoles publiques, des bout, dans écoles privées. Le genre premier d’classe tout le temps. Euh. Pas l’…C’est quoi ?

KATARINA

Vous le décrivez à quelqu’un qui ne l’a jamais connu. Dites tout.

JP

Pas l’genre athlète. Plutôt bâti, mais, comme. De nature, fait’ de même. Cegep en Arts Plastiques. Pis après ça, l’UQAM. Euh. Ben ben bon, Tout’ses profs i’promettaient qu’i’f’raitune grosse carrière. Pis. Euh. Gay. À ma connaissance, en. en tous cas, c’est ça qu’i’ m’a dit, i’a a jamais. Heye, c’t’assez.

KATARINA

Je n’ai pas beaucoup de temps.

JP

À ma co. I’ m’a toujours dit qu’i’ avait pas connu. Une seule fille. Qu’i’ avait commencé à avoir des amants à douze-treize ans. C’est tout’.

KATARINA

Rien d’autre ? Vous avez vécu deux ans et demie avec quelqu’un dont vous pouvez tout dire de lui en moins de une seule minute ?

JP

Qu’est-cé qu’tu veux qu’j’te dise ?

KATARINA

Tout. Pensez à lui. Son enfance, qu’est-ce qu’il vous a dit ?

JP

Euh. Heureuse. Des parent ben fins. Pas riches. Mais i’ a pas mal tout l’temps eu c’qu’i voulait. I’ i’ ont jamais posé d’questions su ses blondes. C’est lui, à dix-sept ans, qui leur a annoncé qu’i’ préférait les gars. I’ disait qu’i’ z’ont été ben ben compréhensifs. I’ z’ont pas sauté au plafond. I’ i’ ont dit « Merci de la confiance que tu nous fait. ». I’ z’ont été un peu tièdes, un bout d’temps. Mais ça s’est r’placé. Des fois, on allait souper chez eux, à Brossard. Ah : pas d’frères, pas d’sœurs. Euh. Queuk z’histoires de ma-tante pis d’mon-onk’ : des chicanes d’héritage, des affaires de même. I’en a jamais parlé beaucoup. J’me souviens.

Le troisième fils du professeur Yourolov, p. 60 - 66.

 

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Louise Dupré, « Anamorphose ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Changement de perspective qui permet le déchiffrement du réel

 

Dans « Anamorphose », Louise Dupré propose une application textuelle de la déformation optique réversible comme elle a été utilisée dans les beaux-arts et dont le tableau Les Ambassadeurs du peintre Hans Holbein est l’exemple type. L’harmonie parfaite de ce tableau, qui représente deux hommes d’État de la Renaissance entourés de symboles allégoriques, est troublée par un objet méconnaissable au premier plan. Si on change de perspective et que l’on regarde la peinture d’un angle aigu, le crâne symbolisant la vanité réapparaît. Chez Dupré, le décor est l’entourage urbain montréalais et ce que la poétesse fait découvrir au lecteur/à la lectrice dans ce cadre, c’est la silhouette d’une femme qui est en train d’écrire. Le poème est en même temps une imitation littéraire du 'changement de perspective' en art et une interrogation sur la fascination du cryptage par déformation optique. Le regard oblique permet le surgissement des couches de signification du réel qui restent normalement cachées.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Anamorphose

qu'est-ce à dire un décor (béton béton béton) comme une deuxième
peau sur les chagrins la ville s'affiche barbare je la promène
d'ouest en est douce barbarie pour le regard intermittent
ici même à portée de souffle de conséquences je note: vision
oblique ou ce qui tout à coup se laisse percevoir dans l'angle
mort
le détail certain point de vue (angle Rachel - Parc Lafontaine)
quand la paupière déplace les urbanismes distingue un portrait
de femme
assise sur un banc quelqu'un écrit la main tatouée rose qu'est-ce
à voir: figure nomade nomade la cité gauchère
je m'attarde: une version lucide absolument où l'esprit s'applique
aux machinations le sujet comment rêver l'anamorphose le
détour de l'œil

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 215.

 

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Suzanne Jacob, « Un port qui ne sent jamais la mer ».

Dans: Archambault, Gilles (éd.) : Montréal des écrivains. Montréal, L’Hexagone, 1994.

 

Une ville qui aime se travestir

 

La diversité culturelle, le foisonnement de la vie, l’agitation urbaine, les moments d’inertie et de tranquillité. C’est tout cela que Suzanne Jacob cherche à capter dans un texte qui évoque Montréal dans sa complexité bouleversante. La description de l’expérience individuelle d’une mégapole, qui sait si bien changer de visage et qui offre une multitude de sensations à celui qui y pénètre, fait du texte une véritable symphonie langagière à laquelle Suzanne Jacob réussit à insuffler la vie propre à la métropole. Pour décrire cette plénitude, des moyens d’expression ordinaires ne sont guère suffisants, le choix stylistique joue un rôle crucial. L’expression devient créatrice sur le plan linguistique pour être à l’hauteur de ce que l’écrivaine tente d’exprimer : personnification de la ville, métaphores surprenantes et néologismes témoignent de la recherche stylistique de dire cette essence si difficilement saisissable et tout lecteur/toute lectrice peut se persuader lui/elle-même de la force évocatrice qu’elle parvient à épanouir. Dans ce sens l’idée d’une ville muable qui offre tout selon les attentes de celui qui l’approche, prend forme à travers une écriture multiforme.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Arriver d’Abitibi à sept heures du matin en autobus Voyageur, descendre par la rue Saint-Hubert. C’est vide. C’est mort. Prendre un café au terminus. Ça finit par se remplir. C’est plein, finalement. Ecouter le gars qui annonce les arrivées et les départs en roulant les « r ». C’est Montréal. Il n’y a pas de murs pour indiquer où ça commence, pour dire où ça finit. Quand on n’est pas né à Montréal, on ne peut pas savoir d’avance à quoi s’attendre d’elle à chaque fois qu’on y revient, et même une fois qu’on s’y est installé. D’abord, elle a un visage à cent faces. Ensuite, c’est une cyclothymique, une sorte de caractérielle dont les humeurs allongent, étirent, aplatissent, rétrécissent, gonflent ou font gondoler les buildings et la montagne. On ne sait pas si c’est le monde qui donne ses humeurs à la ville ou le contraire, car elle peut jouer à être le nombril du monde. Il y a des foules à suivre. Celle qui s écoule des Terrasses à Eaton à la Baie. Celle qui forme ses embâcles au Forum. Celle qui traîne ses pantoufles au Stade olympique en ressassant les coûts et en doutant du mât. Celle qui court derrière le papamobile. Celle qui se stationne pour les feux d’artifices. Mais, passé deux heures du matin, c’est vide. Les parcs sont interdits depuis minuit. On sort acheter des cigarettes. C’est vide. Le dépanneur remplit ses frigidaires. Ça, c’est Montréal. Le lendemain matin, il y a des vieux qui s’envoient des craques en attendant que Montréal ouvre. Ils veulent lire les nouvelles du sport dans le Journal de Montréal. Montréal ouvre finalement et rien n’est évident : tout dépend. Ça dépend toujours de quel coin on émerge et pourquoi. Au coin de Peel et Sainte-Catherine, Ies aiguilles de montre tournent plus vite qu’au coin de Berri et de Marie-Anne. Le chocolat Laura Secord est plus frais dans l’Ouest, mais les couleurs vert, jaune, rose -, dans l’Est, sont dures à battre. Et ça dépend encore, ça dépend du pont, ça dépend de la vitesse, ça dépend de la musique.

Supposons que tu débouches de la montagne et que tu prennes la rue Mont-Royal vers l’est au moment où un orage éclate. Bon. Supposons qu’au même moment au FM de Radio-Canada, éclate une cantate de Bach à son paroxysme. De la buée dans le pare-brise. Tu mets ton ventilateur en route, tu baisses un peu ta vitre. La pluie rentre dans l’auto. Bon. Là, c’est Montréal. Ça va être Montréal pendant tout l’embouteillage qui va suivre, de l’avenue du Parc à la rue Rivard. C’est unique au monde. Ça devrait être classé dans le patrimoine mondial de l’Unesco, en veillant à garder tous les éléments: l’orage, la cantate la buée l’embouteillage et le caractère québéco-indo-rocko-vidéo-sino-western de la Mont-Royal, comment dire ? Western, je pense que ça suffit. De toute façon, Montréal peut être la ville qu’on lui demande d’être. Montréal aime se travestir, se costumer, se déguiser, donner un show. Elle fait le show qu’on attend. Les décors sont installés en permanence. Francophone, anglophone, paroissial, américain, européen, demande, ça n’a pas l’air de lui coûter plus cher. Ne va pas rire de ses lampadaires, par exemple ! On ne rit pas : la fierté a une ville. On rit : une fois la fierté passée, le monde aime le fou rire.

Un port qui ne sent jamais la mer, p. 117s.

 

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Claude Jasmin, La Montréalaise.

 

 

La flamme de l’amour

 

Le conte La Montréalaise de Claude Jasmin tourne autour d’un homme âgé qui se met à la recherche de son ancienne amante, la Montréalaise, dont il était fou d’amour 30 ans auparavant. Accompagné de son fils Daniel, le vieillard découvre pas à pas leur destin inévitable. En voyant le lieu où ils s’étaient donné rendez-vous la première fois, il se rend compte des sentiments qu’il éprouve pour elle. C’est ainsi qu’il entreprend tout pour retrouver sa bien-aimée. Malgré les grands changements survenus à Montréal au cours des dernières décennies, les moqueries impitoyables de son fils, les remords tardifs et la culpabilité qui le ronge, il poursuit ses recherches. Un jour, un ancien voisin de la Montréalaise lui explique qu’elle vit avec un riche producteur. Tiraillé entre sa raison et sa passion, le père n’est plus certain s’il souhaite vraiment revoir la dame de son cœur. Prenant son courage à deux mains, il compose finalement le numéro de téléphone du producteur. Une vieille femme décroche le téléphone et lui fait savoir qu’il ne reverra jamais sa Montréalaise parce qu’elle est morte d'un cancer il y a un an.

L’extrait suivant se déroule dans le quartier Plateau Mont-Royal. C’est l’un des passages clé du roman, dans lequel le narrateur présente la rencontre du père avec le voisin qui lui donne des informations importantes concernant la Montréalaise. Par la suite a lieu la conversation téléphonique qui met fin aux espoirs du père.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Patricia Burtscher

 

Extrait de texte

 

Elle n’est pas rue Cherrier non plus. L’école du coin y est toujours. Les vieilles maisons. Mon amour y avait déniché un coquet logis, coin Mentana. À l’arrière, une petite cour avec de vieux pavés, des arbustes partout. Discrétion. Une vraie cachette. J’y allais pour prendre des bains de soleil. Bronzer au plus tôt. À la mode du temps. C’était en 1970. « Pas là ! » Un voisin m’ouvre la porte, un personnage connu, une vedette de la télé : « Non. Je ne l’ai jamais revue, ta blonde ! Jamais. On m’a dit qu’elle vivait avec un riche producteur, Côte-Sainte-Catherine, dans le haut d’Outremont. »

Oh ma petite script-girl du temps des amours défendues, où te caches-tu vraiment ? Ne pas la déranger. Est-elle heureuse ? Couple prestigieux ! Elle a son producteur bien à elle, elle qui est devenue réalisatrice. Bien. Ne plus bouger. Je sonne rue Cherrier. Au cas où. Une rupture ? Des moineaux s’égosillent dans les parterres. Un arbre joue à l’été, plein de feuilles déjà mûres. Le vent frais dans mon cou. Ah, la retrouver, me reprendre, corriger le passé. Un vieux barbu ouvre la porte : « Non ! Connais pas ! Je regrette. » Barbu bourru. Porte qui claque.

Pas loin de là, rue Berri, Place du Cercle. J’entre dans le hall. Son nom n’est pas au tableau. Elle habitait un appartement du quatrième en 1967 et 1968. Des humains pressés sortent du métro. Tout ce monde, une fin d’après-midi ? Un dimanche ? Tout ce monde ! Tant de rues ! Me coller une affiche au dos. Homme-sandwich : « Je cherche mon amour ! Aidez-moi. Brune aux yeux pers. » Ridicule.

« Viens, on va aller place Frontenac. On ne sait jamais ! » Dans la rue du même nom.

Mon fils sourit et jette son mégot le plus loin qu’il peut d’une seule pichenotte ! Lui, tant qu’il roule dans sa jaguar…

1960. Elle m’avait expliqué : Ca vient de se construire et c’est beaucoup moins cher qu’à la place du Cercle, ici. » Du balcon du douzième, nous regardions la cour de triage, le jeu si lent des trains qui s’installent pour la nuit. Là, il y avait aussi l’entrepôt de mets chinois prêts à servir, angle Bercy. Ah, il y est. « Tu vois, Daniel. J’ai une bonne mémoire, hein ? » Le hall. Son nom n’y est pas ! Pas plus ici que rue Berri. Je ne la retrouverai pas.

Mon fils le débrouillard. Il a déjà distribué des films-documentaires. Il connaît tous les producteurs. Il a fait des téléphones pendant que je me promenais rue de Bercy, derrière la rue Ontario et la place Frontenac. « Papa, il y a un producteur, près de Côte-Sainte-Catherine, rue McCullough. On y va ? »

Il sourit de plus belle. Il se fiche de moi ? Peut-être qu’il n’aime vraiment pas voir son père, veuf, cherchant une ancienne flamme. Il m’a dit : « Le passé c’est le passé, p’pa ! » Outremont en haut. Tant d’arbres. Si loin de la rue Bayle, de la rue Rachel, de la rue Molson… De si somptueuses demeures. Elle, ici ? « Moi, ces longs escaliers-là, pfiou, jamais je n’habiterais ici », soupire Daniel, goguenard. Roulons. Le boulevard en impose. « Ce serait là, regarde l’adresse », me dit le fils. Oh, un producteur prospère, cet homme ! Daniel tripote un petit bottin. Il y a le numéro de téléphone du producteur. Cabine téléphonique rue Laurier, près de Durocher. Je signale, je tremble un peu. Je me dis que ça n’a pas marché, qu’elle l’a quitté. Mon amour n’aimait pas le clinquant, ni l’arrivisme, ni le fling-flang. Ça sonne. On décroche le combiné. Une voix de femme. Ce n’est pas mon amour. Je ne crois pas. Je donne le nom de la personne que je cherche. La voix, trop vieille pour être celle de mon grand amour perdu, de ma Montréalaise adorée. « Vous ne la trouverez pas ! Jamais ! Le cancer ! L’an dernier. Juste à la veille de Noël. »

Je crois bien que je n’ai jamais tant pleuré. Devant mon fils. En roulant, partout, dans toutes les rues de Montréal. Le noir.

, p. 233ss.

 

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Catherine Lalonde, « La grève au cimetière ».

http://www.myspace.com/catherinelalonde (consulté le 6 juin 2010).

 

Le jeu et la mort

 

Dans « La grève au cimetière », Catherine Lalonde présente le thème de la finitude de l’existence humaine sur un ton léger en utilisant une imagerie originale tirée de la vie quotidienne. La poétesse, née à Montréal en 1974, vit et travaille actuellement à Montréal. Artiste pluridisciplinaire qui s’intéresse particulièrement à la danse contemporaine et à la forme artistique du spoken word, elle pratique l’improvisation poétique et l’art vocal avec le groupe Erlenmeyer, qui réunit des artistes de plusieurs domaines artistiques comme le jazz, le rap et la poésie. Ces activités reflètent également sa passion pour l’expression artistique ludique, qui marque « La grève au cimetière ».

On assiste dans ce poème à un jeu sur plusieurs niveaux : un jeu d'enfants, un jeu sur les nuances sémantiques des mots ainsi qu’un jeu sur leur rapprochement par le biais de l'association du vocabulaire grave de la dernière demeure avec des termes à connotation plus gaie comme le sourire. Le lieu évoquant la mort devient la scène des souvenirs d’une enfance heureuse de sorte que l’ensemble de la composition témoigne de la joie de vivre tout en rappelant l’idée du memento mori. Cette tension s’aiguise quand le « je » lyrique tâche de retenir un vis-à-vis aimé - une tentative qui rappelle encore une fois l’imagination des enfants. Mais le refrain réitéré rappelle aussitôt le caractère irrémédiable de la situation. Finalement le dernier vers laisse libre cours à l’expression de l’inquiétude face à la mort.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

La grève au cimetière

On jouait à la marelle
Au Cimetière Mont-Royal
Sur les dalles
Des baisers au-d’ssus des pierres
Une drôle de façon de faire
Nos prières
Criquets et corbeaux chantaient
Des psaumes craqués aux chardons
(Comm’) un ronron

Les morts font jamais la grève
À Montréal

Les croix poussaient dans le champ
Comme le foin les dents de chiens
Jusqu’aux reins
Des fleurs pourries dans leurs sacs
Près de grands cierges de plastique
C’est pas chic
Un portrait blanc sur la pierre
Pour sauver du grand dormir
Un sourire

Les morts font jamais la grève
À Montréal

La laideur du mausolée
En mauvais marbre italien
Réfrigéré
Je ne vais pas te laisser là
J’attraperai quand tu mourras
Ton âme comme une cigale
Dans un bocal
J’la mettrai dans une lumière
De la croix du Mont-Royal
Près des étoiles
Je garderai quand tu mourras
Ton âme comme une cigale
Rien qu’à moi

Les morts font jamais la grève
À Montréal

Je ne veux pas finir là

La grève au cimetière.

 

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Marilú Mallet, How are you?.

Dans : Les Compagnons de l’horloge-pointeuse. Nouvelles. Montréal, Éditions Québec/Amérique 1981.

 

Montréal multiculturel : les cafards d'ici et d'ailleurs/p>

 

L’écrivaine chilienne Marilú Mallet, résidant au Canada depuis plus de trente ans, traite dans sa collection de nouvelles Les Compagnons de l’horloge-pointeuse, les relations humaines ainsi que les problèmes de la vie quotidienne au Chili tout comme au Québec. Une de ces cinq nouvelles, « How are you? », raconte l’histoire de deux immigrants à Montréal, Marcia, originaire du Chili, et Casimir, originaire de la Pologne, qui ont été forcés de fuir de leurs pays d’origine et qui se rencontrent régulièrement dans une école de langues. Ils vivent du minimum vital, en subissant de grandes privations. Dans cette ambiance de misère et de solitude, les deux individus se rapprochent l'un de l'autre à travers leur histoires parallèles, caractérisées par la violence physique et psychique, pour finalement arriver, désillusionnés et lucides, à la 'réalité'. L’extrait suivant décrit les conditions de vie difficiles des deux immigrants, locataires d’une petite chambre à Outremont et sur le Plateau Mont-Royal.

sources:
« Marilú Mallet. Filmmaker and Writer ». http://www.collectionscanada.gc.ca/femmes/002026-707-e.html (consulté le 12 décembre 2009).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Karin Jugl-Fröwis

 

Extrait de texte

 

Nous sommes revenus par le même métro. Il habite près de Waldman's, rue Saint-Laurent, à côté du Portugais qui plume des poulets vivants devant le client. Les cous et les pattes de poulet de sa soupe juive à l'orge viennent de là. Tout près, il y a les Quatre Frères, Warshaw, une fromagerie et toutes ces boutiques de produits étrangers à bon marché.

Moi, je demeure rue Van Horne, près de la poste, du supermarché, de la pharmacie, de la banque et de l’arrêt d'autobus. Le quartier n'est pas si mal; c’est ce que je me dis de temps en temps pour me remonter le moral.

La chambre de Casimir est au-dessus d'un restaurant de bagels et de viandes fumées. Quand à moi, je vis au-dessus d'une pizzeria. Qui infeste d’ailleurs l’immeuble de cafards. Quand je vais à la toilette la nuit, il y en a dans le lavabo, dans le bain, dans tous les coins. Des cafards pâles, longs, dorés, au contraire des chiliens, noirs et tout ronds.

How are you?, p. 71 - 72.

 

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Gaston Miron, L’homme rapaillé.

Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1970.

 

S’affirmer dans son imperfection pour aller vers l’amour

 

Que dire de l’homme le plus important probablement du paysage littéraire québécois ? Ne rappelons que deux des multiples visages de Gaston Miron qui font de lui à la fois le poète passionnément engagé au nom d'une identité québécoise et l’homme à la recherche d’un mode d’existence pour l’être humain tiraillé entre ses aspirations et le désespoir face au chaos du monde. Le premier aspect se manifeste dans son engagement littéraire et politique pour l’indépendance du Québec et son rôle décisif dans l’instauration de la première maison éditoriale francophone du pays. La fondation des Éditions de l’Hexagone en 1953 marque un pas crucial dans l’institutionnalisation de la littérature québécoise, elle crée un espace de résonance pour les lettres francophones.

Dans l’extrait suivant de son poème célèbre « La marche à l’amour », c'est le deuxième aspect qui prédomine. L’homme face au monde, la peine qu’il ressent et ses ambitions s’expriment dans un jaillissement d’énergie, dans une langue chargée de métaphores. La souffrance est la contrepartie indispensable de l’amour non seulement dans ce texte mais dans la plupart des poèmes de L’homme rapaillé (1970), recueil qui rassemble la production de Miron de plus qu’une décennie. Il s’y ajoute l’imperfection et l’insuffisance du « je » lyrique en lutte intérieure permanente, qui avance à petits pas sur son chemin vers l’amour. La poésie amoureuse de Miron garde presque toujours, malgré la beauté de sa forme, un goût doux-amer.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

La marche à l’amour

Tu as les yeux pers des champs de rosées
tu as des yeux d'aventure et d'années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai
dans les accompagnements de ma vie en friche
avec cette chaleur d'oiseau à ton corps craintif
moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
moi je fonce à vive allure et entêté d'avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin
la blancheur des nénuphars s'élève jusqu'à ton cou
pour la conjuration de mes manitous maléfiques
moi qui ai des yeux où ciel et mer s'influencent
pour la réverbération de ta mort lointaine
avec cette tache errante de chevreuil que tu as

tu viendras tout ensoleillée d'existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l'aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d'un pays d'haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t'aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j'affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie

[…]

tu es mon amour
ma clameur mon bramement
tu es mon amour ma ceinture fléchée d'univers
ma danse carrée des quatre coins d'horizon
le rouet des écheveaux de mon espoir
tu es ma réconciliation batailleuse
mon murmure de jours à mes cils d'abeille
mon eau bleue de fenêtre
dans les hauts vols de buildings
mon amour
de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
tu es ma chance ouverte et mon encerclement
à cause de toi
mon courage est un sapin toujours vert
et j'ai du chiendent d'achigan plein l'âme
tu es belle de tout l'avenir épargné
d'une frêle beauté soleilleuse contre l'ombre
ouvre-moi tes bras que j'entre au port
et mon corps d'amoureux viendra rouler
sur les talus du Mont-Royal
orignal, quand tu brames orignal
coule-moi dans ta palinte osseuse
fais-moi passer tout cabré tout empanaché
dans ton appel et ta détermination
Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l'ombre et ton cœur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des hasards de l'amour dénoué
j'allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d'être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi

Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l'ombre et ton cœur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des circonstances de l'amour dénoué
j'allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d'être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi

la marche à l'amour s'ébruite en un voilier
de pas voletant par les lacs de portage
mes absolus poings
ah violence de délices et d'aval
j'aime

que j'aime

que tu t'avances

ma ravie

frileuse aux pieds nus sur les frimas de l'aube
par ce temps profus d'épilobes en beauté
sur ces grèves où l'été
pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
et qu'en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d'eau noire de ma vie
je fais naître en toi
les frénésies de frayères au fond du cœur d'outaouais
puis le cri de l'engoulevent vient s'abattre dans ta gorge
terre meuble de l'amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle
je suis au centre du monde tel qu'il gronde en moi
avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
je vais jusqu'au bout des comètes de mon sang
haletant

harcelé de néant

et dynamité

de petites apocalypses
les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses

[…]

puis les années m'emportent sens dessus dessous
je m'en vais en délabre au bout de mon rouleau
des voix murmurent les récits de ton domaine
à part moi je me parle
que vais-je devenir dans ma force fracassée
ma force noire du bout de mes montagnes
pour te voir à jamais je déporte mon regard
je me tiens aux écoutes des sirènes
dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques
et parmi ces bouts de temps qui halètent
me voici de nouveau campé dans ta légende
tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
les chevaux de bois de tes rires
tes yeux de paille et d'or
seront toujours au fond de mon cœur
et ils traverseront les siècles

je marche à toi
je titube à toi
je meurs de toi jusqu'à la complète anémie
lentement je m'affale tout au long de ma hampe
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n'ai plus de visage pour l'amour
je n'ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m'assois par pitié de moi
j'ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n'attends pas à demain je t'attends
je n'attends pas la fin du monde je t'attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie

L’homme rapaillé, p. 36 - 41.

 

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Gaston Miron, L'homme rapaillé.

Montréal, Typo, 1998.

 

Le portrait d’un endroit humble et la fatigue de vivre

 

Un poème discret qui éternise la demeure humble de quelques années de sa jeunesse en l’associant à sa réflexion existentielle : c’est là une possibilité d’approche au poème « Rue Saint-Christophe » de Gaston Miron. En comparaison avec sa production lyrique en termes de poésie d’amour, ce morceau ressemble à une note discrète du jeune penseur. Il trace l’ambiance de la maison appartenant à la grand-mère de son ami Olivier Marchand au 1664, rue Saint-Christophe, où Miron louait une chambre à partir de février 1954.1 La genèse de ce poème illustre une spécificité de la conception du travail poétique de Miron. Il est un de ces poètes qui retravaillent leurs textes à plusieurs reprises si bien qu’en existent plusieurs variantes dans sa correspondance et dans des revues diverses. De ce poème, qui fait partie du recueil Courtepointes plus tard intégré dans une version élargie de l’Homme rapaillé, existent de nombreuses versions dont la plus ancienne date d’une lettre de 1954 écrite à Claude Haeffely.2 Ces textes varient dans leur forme, et les titres successifs du poème révèlent l’intention du poète d’exprimer un sentiment diffus de fatigue de vivre qui ne résonne que vaguement dans le texte ci-dessous. Détail particulièrement intéressant : le thème de l’espoir, qui apparaît dans le dernier vers de plusieurs des versions antérieures, s’estompe presque totalement derrière les phrases hermétiques de la version finale.

sources:
1 Cf. Tellier, Christine : Jeunesse et poésie : de l’ordre du bon temps aux éditions de l’Hexagone. Montréal, Fides, 2003, p. 252.
2 Cf. Gervais, André : « Morceaux de l’avant‑texte de trois poèmes de L’homme rapaillé ». Dans : Études françaises. Vol. 35, no 2-3, 1999, p.195-198.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Rue Saint-Christophe

Je vis dans une très vieille maison où je commence
à ressembler aux meubles, à la très vieille peau des fauteuils
peu à peu j'ai perdu toute trace de moi sur place
le temps me tourne et retourne dans ses bancs de brume
tête davantage pluvieuse, ma très-très tête au loin

(Étais-je ces crépitements
d'yeux en décomposition
étais-je ce gong du cœur
dans l'errance de l'avenir
ou était-je ma mort invisible pêchant à la ligne
dans l'horizon visible...

cependant qu'il m'arrive encore des fois
de plus en plus brèves et distantes
de surgir sur le seuil de mon visage
entre chaleur et froid)

L'homme rapaillé, p. 167.

 

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Christian Mistral, Léon, Coco et Mulligan.

Montrál, Boréal, 2007.

 

Pulsion de vie à Montréal

 

L’intrigue du roman Léon, Coco et Mulligan de Christian Mistral se déroule autour de la fontaine du Carré Saint-Louis, un des plus beaux parcs de Montréal. Les protagonistes sont deux mendiants : Léon, un écrivain dans la trentaine qui rêve d’une carrière d’écrivain, et son ami Coco, un vieil homme qui adore réciter des vers de Mulligan, s’établissent en été 1980 dans le carré Saint-Louis où ils découvrent des nouvelles facettes de la vie montréalaise. Dans le passage suivant, Mistral évoque le Montréal des années 80, il associe la métropole à un corps humain qui dispose d’un cœur, d’un ventre, d’un nombril etc., et présente le Carré Saint-Louis et son entourage :

sources:
http://www.librairiepantoute.com/livre.asp?id=abbwjupzpzsa&/leon-coco-et-mulligan/christian-mistral/978276465653 (consulté 14 août 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

D’entrée, j’aimais aussi bien qu’on ne me demande pas trop comment je sais tout ça. Ce qui s’en vient, je veux dire. Vous comprenez, c’est gênant à expliquer, et puis j’en ai inventé pas mal pour boucher les trous, et puis j’ai fait des trucs pas très propres pour m’informer de la vie des quelques personnages que vous allez rencontrer. Mais j’y étais, ça j’y étais, presque tout le temps, presque partout, à la même époque et au même endroit, tuant le temps et décorant l’espace.

Entre la rue Sherbrooke et l’avenue des Pins, entre le boulevard Saint-Laurent et la rue Saint-Denis, s’étend un quartier, un quartier de fruit trop mûr à l’écorce appétissante, au jus rance, à la chair puante, un bout de ville insomniaque dont les frontières, comme celles qui circonscrivent le territoire des chiens sauvages, sont délimitées par de subtiles odeurs que l’étranger ne renifle jamais sans inquiétude. C’est le carré Saint-Louis et son appendice, la rue Prince-Arthur.

Paraît qu’il faut dire square, que carré pris en ce sens n’est pas français, mais impossible non plus à ce qu’on dit et ça fait bien rigoler tout le monde.

Si le centre-ville est l’organe génital de Montréal, par où la ville copule tristement et sans illusions avec le reste des civilisations, le carré Saint-Louis se situe quelque part entre le sein et le nombril, comme un mamelon supplémentaire et bien que la fontaine qui gicle tout l’été en son centre évoque une bitte en béton qui n’en finit plus de dégorger son amour. Ce n’est pas un carré comme les autres carrés, parce que son aire s’étend bien au-delà de ses angles, un problème à faire bander les poètes géomètres.

En ce temps-là, j’avais l’impression que tout en partait et que tout y revenait. Encore aujourd’hui, vous pouvez vérifier, allez-y et plaquez votre oreille contre un arbre centenaire, mieux encore jetez-vous au sol, écartez les poils de gazon et collez votre pavillon à la peau de la terre ; vous entendrez, sourd mais régulier, battre le cœur de l’île entière.

Ventre aussi, car on y mange sans jamais calmer sa faim, et parce que tout ce que la ville n’a pu digérer d’épaves et d’espoirs déçus échoue ici un jour ou l’autre.

Le carré lui-même ressemble à tous les parcs publics du monde. On y entretient soigneusement la pelouse et les parterres fleuris. Des experts ont sélectionné avec précaution les variétés les plus susceptibles de résister aux dures conditions qu’on leur impose. Quant aux arbres, ils distribuent une ombre généreuse tout en ne gênant pas par leur ampleur la course sacrée des fils électriques. De toute façon, qu’ils en aient besoin ou pas, on les émonde quand vient leur tour. Au centre du carré, je l’ai dit, une gigantesque fontaine de béton aux coins arrondis domine le spectacle, entourée d’allées piétonnières et, plus loin, de basses clôtures en fer forgé. Il y a aussi des bancs, ça va de soi.

La rue Prince-Arthur, quant à elle, n’a pas toujours été ainsi. Mais, sous l’irrésistible pulsion d’un maire visionnaire, on en a fermé l’accès à la circulation automobile dans sa longueur, ne lui concédant que les avenues transversales. On a pavé l’artère de grosses briques roses en I qui s’effritent déjà. Remarquez, si on en revenait jamais au temps des barricades où le peuple arrachait les pavés avec ses ongles (pas notre peuple, mais enfin, vous voyez ce que je veux dire), ça ne changerait pas grand-chose, car la révolution ne se ferait pas rue Prince-Arthur.

Elle est bien trop occupée à boire et à boustifailler. Flanquée de part et d’autre d’une cohorte de restaurants grecs et vietnamiens affichant tous le même menu, elle se fait tout étroite, amincie encore par les terrasses qui l’encombrent en se disputant le fuyant soleil d’été. C’est pas compliqué, les terrasses la mangent comme un joyeux cancer. Du reste, personne ne s’en plaint et chacun y trouve son compte.

Les peintres, caricaturistes, portraitistes et autres barbouilleurs de rue qui payaient leur vin de la vanité des touristes du Vieux-Montréal il y a quelques années encore ont presque tous déserté la place Jacques-Cartier et la ruelle qui leur servait d’atelier pour migrer ici, à l’ombre des lampadaires branlants bien que neufs qui ne répandent sur leurs sujets qu’une clarté incertaine. Ces artistes partagent le terrain avec une galerie de jongleurs, musiciens, chanteurs et illusionnistes de tout acabit, pauvres mais courageux troubadours qui ne voient plus depuis longtemps et leur public qu’un ramassis grouillant de portefeuilles munis d’yeux et d’oreilles. La faim vous joue de ces tours, parfois.

Beaucoup de touristes dans le tas, mais beaucoup de Montréalais aussi, et ceux-là ne sont pas les moins surpris. On ne soupçonne pas l’existence d’une tumeur sur son corps avant de l’avoir vue, palpée, et même là il arrive qu’on refuse encore d’y croire. On reconnaît l’étranger, rue Prince-Arthur, à sa mise correcte, à son teint pâle, à sa bourse bien garnie, à ses frusques blanches ou jaunes. Il a l’œil clair, aussi, l’étranger ; c’est parce qu’il n’a bu que le vin acheté au dépanneur et apporté au restaurant. S’il est bronzé, parfois, c’est d’un roux carotte acquis durant l’hiver dans un salon. Ça n’a rien à voir avec la patine lustrée, quasi métallique, des indigènes qui fraient aux abords de la fontaine.

Tout ce monde-là, secrétaires en vadrouille le temps d’un flirt avec le commis de bureau, militaires en permission, étudiants et paires de dames, contracteurs du Wisconsin et professeurs de japonais de Haute-Savoie, tout arpentent Prince-Arthur comme s’ils étaient à Disneyland. Ce qu’ils cherchent, j’en sais trop rien. Ce qu’ils trouvent, c’est John moulé dans un pantalon trop juste qui pousse un succès des Bee Gees, c’est Magda qui se prend les seins à pleines mains et les fait danser.

Vers minuit, la foule reflue, déserte peu à peu la rue jonchée de débris. Les plus jeunes font encore la queue devant Chez Swann (je sais bien que ça n’existe plus, mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Nous sommes, l’ai-je dit ? en l’an quatre-vingt du vingtième siècle), certains s’attablent devant une bière à la terrasse du Vol de Nuit, mais la plupart sont venus en métro et s’empressent de repartir par le même chemin avant la fermeture. Pour faire ça, il faut retraverser le carré.

Ils le font à plusieurs, l’œil aux aguets. Le carré n’est plus à minuit qu’une forêt noire où des dizaines de Hänsel et Gretel s’aventurent dans l’inquiétude froide que la sorcière ne les rattrape et ne les dévore. La maison en bonbon, ils l’ont laissée derrière eux, et c’est le ventre plein, la paupière lourde qu’ils rentrent chez eux : excités, rechargés, satisfaits.

Quand l’eau du robinet a plaqué la salade au fond de la passoire et l’a nettoyée de la terrasse grasse et rêche qui y adhérait, il reste encore la salade. Elle ne s’échappe pas de la passoire par les trous minuscules, elle n’est pas entraînée par l’eau du robinet vers les égouts, vers le fleuve, vers la mer. Elle reste là. On la mangera sûrement un jour. Ou on la laissera pourrir sur place pour finir par la foutre à la poubelle parce qu’elle pue comme une vieille éponge.

Vers une heure, une heure trente du matin, il ne reste que la salade, au carré Saint-Louis.

Léon, Coco et Mulligan, p. 11 - 16.

 

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Hélène Monette, « Le mal du pays ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

Des raisons pour aimer Montréal

 

Dans un poème qui marie une architecture régulière d’inspiration « classique » au langage familier, Hélène Monette montre Montréal comme lieu auquel on revient toujours pour y retrouver ce qu’il n’y a nulle part ailleurs. L’écrivaine, qui thématise souvent les rapports aux êtres humains, aux choses et aux événements d'un point de vue féminin (cf. la mémoire de sa sœur décédée évoquée dans le long poème « Thérèse pour joie et orchestre », 2008)1, réfléchit dans ce texte sur le lien à la ville où elle vit. À l’aide de la multiplication de parallélismes soigneusement choisis, du travail sur le caractère sonore des mots qui prête de la musicalité au texte et de la reprise d’une question rhétorique, la réflexion sur ce qui caractérise Montréal mène de façon élégante à plusieurs réponses et, en fait, à un espace tentant par sa diversité. Le texte reflète une multiplicité d’émotions lors des différentes activités en rapport avec la ville et les insère dans ce cadre de façon lyrique et allusive.

sources:
1 Cf. http://www.voir.ca/blogs/claude_r_giroux/archive/2009/11/25/po-233-sie-h-233-l-232-ne-monette-th-233-r-232-se-pour-joie-et-orchestre.aspx (consulté le 26 août 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Incroyablement
sortir de Montréal, les yeux à l'envers
le rythme cardiaque ébloui par les tensions de la race

tout s'explique
rien ne s'efface

tout le monde est blanc
et personne ne parle autrement

Inévitablement
partir de Montréal, les yeux fermés
ne même pas reconnaître l'exotisme des cartes postales

du monde entier

aller se coucher sous la banquise

sous un palmier

chacun son truc
y a pas de mal

Évidemment
revenir à Montréal, les yeux louches
le cafard raisonnable complètement hors de soi

tout le monde est formidable
et personne n'a le temps

la vie est épouvantable
et chacun tient le rang

Décidément
dormir n'importe où

noyer ses yeux clairs dans la rivière
  dans le fleuve
  dans la mer

se rouler en boule dans sa propre gorge
faire des sourires méchants aux espions qui
supplient de répondre aux questions
bousiller l'enquête

tirer les rideaux sur ce fond de cour blême et paradoxal
y a pas de mal

le cœur a ses raisons

que la cervelle met en pièces
et tout s'entrechoque
dans la tendresse bordel

la douceur est multinationale comme une
confiture
la douceur est rude comme un couteau à lame
digitale

ghetto condo
tout le monde s'installe

- Qu'est-ce qui ferait votre bonheur?
- Le confort mental...

La ville n'a pas d'odeur
le fric en couleurs
s'épuise

y a pas de crise
tout le monde garde l'humeur

la vie démange
déménage de cœur
change de chemise
comme de rancœur

le printemps appartient aux canailles
y a pas d'erreur

au pas de course sur la montagne
le monde est grand
et personne ne court autrement

- Qu'est-ce qui ferait votre bonheur?
- Revoir Montréal...

La ville n'a pas de couleur
le fric est odorant
et grise

Infiniment
désoler sa tête en l'inclinant légèrement vers la gauche
en brisant la glace amoncelée sous la crinière
et ne rien faire
passer le temps

prendre une marche sur Saint-Laurent
  sur Mont-Royal

y a pas de mal

comprendre le truc
comme prendre l'air.

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 248 - 250.

 

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Paul Morin, Œuvres poétiques complètes.

Québec, Presses de l’Université de Montréal, 1994.

 

Un hymne à une des plus grandes cantatrices du Canada

 

Beaucoup de jeunes poètes qui ont fait carrière dans la première moitié du XXe siècle sont attirés par un des deux courants littéraires de l’époque. D’une part, nous trouvons les « terroiristes », prônant une poésie du pays, d’autre part les « exotistes », qui cherchent à se rapprocher de l’art poétique du Parnasse littéraire parisien. Paul Morin, appartenant au second groupe, a fait ses études dans la capitale française. Sa poésie est d’une langue sophistiquée, pleine de références mythologiques et d’expressions rares. Un grand nombre de ses poèmes, notamment « Le paon d'émail » (1911), témoignent d’un exotisme oriental influencé par ses voyages en France, en Italie, en Grèce et en Turquie. L’esthétique est au cœur de sa poésie. Ainsi, ce n’est guère surprenant que les beaux arts servent non seulement de source d’inspiration, mais également de sujet au poète. Dans « L'Albani », un hommage à la Québécoise Emma Albani, première vedette de l’opéra sur le parquet international, on retrouve ces éléments caractéristiques. Ces derniers sont subtilement introduits dans le poème ci-dessous qui se révèle être le récit de l’entrée dans le monde d’un tout jeune homme, souvenir d’enfance du poète. Le Monument-National, une salle de théâtre érigée entre 1891 et 1894, est le lieu de représentations musicales le plus prestigieux de l’époque. Ce décor et ces artistes font l’objet des rêveries du jeune homme.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

L’Albani

J'avais huit ans. Tante Adrienne
(une dextre musicienne)

me dit un soir:

«Fais-toi galant! As-tu des gants?
Kilt écarlate et veston noir?

Je veux te voir

au nombre des plus élégants...»

«Mais, Tantine, j'ai mes devoirs...»
«Tant pis pour eux! Prends deux mouchoirs.»
«Où qu' tu m'emmènes?»
«Entendre une dame qui chante
comme une harpe éolienne -

et nous enchante

tel Ulysse par les sirènes.»

Ça ne me tentait guère. Ulysse?
Connais pas. Des harpes qui chantent?
Encore moins. Et pourquoi deux mouchoirs?

Mais voir

Six reines, ô délices!
(six rois aussi, sans doute...) Ah ! Tante-Fée, évoquant
Tout un congrès de souverains
pour un mâle et fluet Morin...

Je lui baisai la main

Elle sourit: «Petit serin!»
Fouette, cocher! Au Monument,
rue Saint-Laurent!

Œuvres poétiques complètes, p. 458s.

 

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Émile Nelligan, « Notre-Dame-des-Neiges ».

Dans : Poésies complètes. 1896-1899. La Bibliothèque éléctronique du Québec : Collection Littérature québécoise.

 

La protectrice de la ville

 

Dans le ciel pâle et épais de la fin du XIXe siècle, le Montréalais Émile Nelligan brille en tant que poète exceptionnel et novateur. Ayant écrit tous ses poèmes avant l'âge de 20 ans, Émile Nelligan se donne au rêve, à l’idéal, à la musique, à l'amour et à la mort. Dans son poème « Notre-Dame-des-Neiges », il assimile l’essentiel de l’art de son temps, à la fois parnassien et symboliste1, tout en intégrant dans son écriture des réminiscences romantiques par le biais d'expressions se rapportant à la nature. Montréal, évoqué par son nom d'antan, Ville-Marie, devient dans le poème le symbole mythique des francophones, le règne de leur protectrice la Vierge, représentant le christianisme, voire même la porte qui relie les sphères céleste et terrestre. C’est un endroit idéalisé dont la description n’a que peu en commun avec le Montréal de l’époque du poète. Nelligan renforce l’expressivité de son poème en répétant certains mots-clé comme « Sainte Notre-Dame » ou « Ville-Marie » et a recours à des éléments 'nordiques' qui se trouvent tout au long du poème. De l’autre côté, des éléments de dissonance ne sont pas absents et le poème se termine sur une invocation de la Vierge pour qu'elle protège ceux qui s'adressent à elle : « Va tôt refleurir en même jardin, sa France et sa Ville-Marie ... ».2

sources:
1 Cf. Royer, Jean : Introduction à la Poésie québécoise. Québec, Lémeac, 1989, p. 34 – 35.
2 Cf. Biron, Michel : « Nelligan : la fête urbaine ». Dans : Études françaises, Vol. 27, no 3, 1991, p. 51-63.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Sabrina Öztas

 

Extrait de texte

 

Notre-Dame-des-Neiges

 

Sainte Notre-Dame, en beau manteau d'or
De sa lande fleurie
Descend chaque soir, quand son Jésus dort
En sa Ville-Marie.
Sous l'astral flambeau que portent ses anges,
La belle Vierge va
Triomphalement, aux accords étranges
De céleste bîva.
Sainte Notre-Dame a là-haut son trône
Sur notre mont Royal;
Et de là, son oeil subjugue le Faune
De l'abîme infernal.
Car elle a dicté: «Qu'un ange protège
De son arme de feu
Ma ville d'argent au collier de neige»,
La Dame du Ciel bleu!
Sainte Notre-Dame, ô tôt nous délivre
De tout joug pour le tien;
Chasse l'étranger! Au pays de givre
Sois-nous force et soutien.
Ce placet fleuri de choses dorées,
Puisses-tu de tes yeux,
Bénigne, le lire aux roses vesprées,
Quand tu nous viens des Cieux!
Sainte Notre-Dame a pleuré longtemps
Parmi ses petits anges;
Tellement, dit-on, qu'en les cieux latents
Se font des bruits étranges.
Et que notre Vierge entraînant l'Éden,
Ô floraison chérie!
Va tôt refleurir en même jardin
Sa France et sa Ville-Marie...

Poésies complètes. 1896-1899, p. 104s.

 

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Mordecai Richler, The Apprenticeship of Duddy Kravitz.

Toronto, Penguin Books, 1995.

 

Satire à la Richler

 

Mordecai Richler (1931 – 2001) est un écrivain juif anglo-canadien. La publication de The Apprenticeship of Duddy Kravitz en 1959 a confirmé sa réputation de romancier et son talent d'humoriste.

The Apprenticeship of Duddy Kravitz se déroule à Montréal dans les années 1940 et décrit, de manière satirique, l’initiation de Duddy, l’antihéros du roman, à la vie. Duddy est un jeune Juif obsédé par ce qu’aurait dit son grand-père, notamment à savoir qu’un homme n’est rien sans posséder de la terre. C’est la raison pour laquelle Duddy se lance dans une poursuite frénétique d’argent et de propriété pour devenir quelqu’un, et ceci peu importe les moyens.

Dans l’extrait cité ci-dessous Richler fait défiler une parade de garçons juifs dans les rues de Montréal. De manière satirique - ton qui prévaut dans le roman -, l’auteur tisse le portrait de la diaspora juive. Le passage se trouve dans la première partie du livre où la bouffonnerie puérile des élèves contraste avec les affaires plus sérieuses dans lesquelles Duddy s'investit au cours du récit.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Stefanie Rudig

 

Extrait de texte

 

THE MARCH OF THE FLECTHER’S CADETS
Lance-corporal Boxenbaum led with a bang bang bang on his big white drum and Litvak tripped Cohen, Pinsky blew on his bugle, and the Fletcher’s Cadets wheeled left, reet, left, reet, out of Fletcher’s Field, led by their Commander-in-chief, that snappy five-footer, W. E. James (that’s “Jew” spelt backwards, as he told each new gym class). Left, reet, left, reet, powdery snow crunching underfoot, Ginsburg out of step once more and Hornstein unable to beat his drum right because of the ten-on-each Mr Coldwell had applied before the parade. Turning smartly right down Esplanade Avenue they were at once joined and embarrassed on either side by a following of younger brothers on sleighs, little sisters with running noses, and grinning delivers boys stopping to make snowballs.

“Hey, look out there General Montgomery, here comes your mother to blow your nose.”

“Lefty! Hey, Lefty! Maw says you gotta come right home to sift the ashes after the parade. No playing pool she says. She’s afraid the pipes will burst.”

Tara-boom, tara-boom, tara-BOOM-BOOM-BOOM, past the Jewish Old People’s Home where on the balcony above, bedecked with shawls and rugs, a stain of yellowing expressionless faces, women with little beards and men with sucked-in mouths, fussy nurses with thick legs and grandfathers whose sons had little time, a shrunken little woman who had survived a pogrom and two husbands and three strokes, and two followers of Rabbi Brott the Miracle Maker, watched squinting against the fierce wintry sun.

“Jewish children in uniform?”

“Why not?”

“It’s not nice. For a Jewish boy a uniform is not so nice.”

Skinny, lumpy-faced Boxenbaum took it out on the big white drum and Sergeant Grepsy Segal, who could burp or break wind at will, sang,

BULLSHIT, that’s all the band could play,
BULLSHIT, it makes the grass grow green.

[…]

Duddy Kravitz like the rest turned to salute the Union Jack and the pursuing gang of kid brothers and sisters took up the chant,

Here come the Fletcher’s Cadets,
smoking cigarettes,
the cigarettes are lousy
And so are the Fletcher’s Cadets.

Crunch, crunch, crunch-crunch-crunch, over the powdery snow ears near frozen stiff, the FFHS Cadet Corps marched past the Jewish Library, where a poster announced,

Wednesday Night
ON BEING A JEWISH POET
IN MONTREAL WEST
A Talk by H. I. Zimmerman, B.A.
Refreshments

and smack over the spot where in 1933 a car with a Michigan licence plate had machine-gunned to death the Boy Wonder’s uncle. They stopped in front of the YMHA to mark time while the driver of a KIK KOLA truck that had slid into a No. 97 streetcar began to fight with the conductor.

“Hip, hip,” W. E. James called. “HUP-HIP-HIP!”

A bunch of YMHA boys came out to watch.

[…]

“Hip, hip. Hip, hip, hip.”

To the right Boxenbaum’s father and another picketer walked up and down blowing on their hands before the Nu-Oxford Shoe Factory, and to the left there was Harry’s War Assets Store with a sign outside that read, IF YOU HAVEN’T GOT TIME TO DROP IN – SMILE WHEN YOU WALK PAST. Tara-boom, tara-boom, tara-BOOM-BOOM-BOOM, past the Hollywood Barbershop where they removed black-heads for 50 cents around the corner of Clark where Charna Felder lived, the FFHS Cadet Corps came crunch-crunch-crunch. Tansky started on his drum, Rubin dropped an icicle down Mort Heimer’s back, and the cadets wheeled left, reet, left, reet, into St Urbain Street. A gathering of old grads and slackers stepped out of the Laurier Billiard Hall, attracted by the martial music.

“Hey, Sir. Mr James! Is it true you were a pastry cook in the first war?”

“We hear you were wounded grating latkas.”

“There’s Stanley. Hey, Stan! Jeez, he’s an officer or something. STAN! It’s O.K. about Friday night but Rita says Irv’s too short for her. Can you bring Syd instead? Stan! STAN?”

Over the intersection where Gordie Wiser had burnt the Union Jack after many others had trampled and spat on it the day Ernest Bevin announced his Palestine policy, past the house where the Boy Wonder had been born, stopping to mark time at the corner where their fathers and elder brothers armed with baseball bats had fought the frogs during the conscription riots, the boys came marching. A little slower, though, Boxenbaum puffing as he pounded his drum and thirteen or thirty-five others feeling the frost in their toes. The sun went, darkness came quick as a traffic light change, and the snow began to gleam purple. Tansky felt an ache in his stomach as they slogged past his house and Captain Bercovitch remembered there’d be boiled beef and potatoes for supper but he’d have to pock up the laundry first.

“Hip. HIP. Hip, hip, hip.”

To the right the AZA Club House and to the left the poky Polish synagogue where old man Zabitsky searched the black windy street and saw the cadets coming towards him.

“Label. Label, come here.”

“I can’t, zeyda, it’s a parade.”

“A parade. Narishkeit. We’re short one man for prayers.”

“But zeyda, please.”

“No buts, no please. Rosenberg has to say kaddish.”

Led by the arm, drum and all, Lionel Zabitsky was pulled from the parade.

“Hey, Sir. A casualty.”

“Chic-ken!”

Past Moe’s warmly lit Cigar Store where you could get a lean on rye for 15 cents and three more cadets defected. Pinsky blew his bugle faint-heartedly and Boxenbaum gave the drum a little bang. Wheeling right and back again up Clark Street five more cadets disappeared into the darkness.

“Hip. Hip. HIP, HIP, HIP.”

One of the deserters ran into his father, who was on his way home from work.

“Would you like a hotdog and a coke before we go home?”

“Sure.”

“O.K., but you mustn’t say anything to Maw.”

Together they watched the out-of-step FFHS Cadet Corps fade under the just starting fall of big lazy snowflakes.

“It’s too cold for a parade. You kids could catch pneumonia out in this weather without scarves or rubbers.”

“Mr James says that in the first world war sometimes they’d march for thirty miles without stop through rain and mud that was knee-deep.”

“Is that what I pay school fees for?”

The Apprenticeship of Duddy Kravitz, p. 33 - 40.

 

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Michel Tremblay, La grosse femme d’à côté est enceinte.

Ottawa, Leméac, 1978.

 

Un parcours en tramway

 

La grosse femme d’à côté est enceinte, la première partie des « Chroniques du Plateau Mont-Royal » comptant six tomes, retrace une journée (le 2 mai 1942) dans la vie d’une famille qui vit dans le quartier montréalais Plateau Mont-Royal. Tremblay nous raconte d’abord l’histoire de Victoire et de ses trois enfants – Albertine et ses filles, le célibataire Éduard et Gabriel avec son épouse, la grosse femme enceinte – qui habitent dans un appartement situé sur la rue Fabre. Parallèlement, l’auteur décrit la vie du quartier. Ainsi on rencontre différents personnages qui vivent au Plateau Mont-Royal, comme par exemple les prostituées Mercedes et Béatrice ou Marie-Sylvia et son chat Duplessis. Le lecteur suit ainsi le déroulement de cette journée du matin au soir, pleine de petites rencontres, de promenades, de discussions, etc. C’est ainsi que Michel Tremblay fait une étude de personnalités qui sont tous liées à ce quartier.

Le passage qui suit décrit des femmes franco-canadiennes qui traversent Montréal en tramway. Ce parcours ne permet pas seulement de découvrir les différents quartiers de la ville, mais aussi la diversité sociale et ethnique, représentée par une femme juive dans le même tramway.

sources:
http://www.lettres-et-arts.net/litteratures_etrangeres_et_francophones/62-la_grosse_femme_d_a_cote_est_enceinte_de_michel_tremblay (consulté le 14 octobre 2010).
Dorion, Gilles (éd.) : Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec 1976 – 1980. Montréal, Fides, 1994.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Elisabeth Grohsmann

 

Extrait de texte

 

Mercedes avait rencontré Béatrice dans le tramway 52 qui partait du petit terminus au coin de Mont-Royal et Fullum pour descendre jusqu'à Atwater et Sainte-Catherine, en passant par la rue Saint-Laurent. C'était la plus longue ride en ville et les ménagères du Plateau Mont- Royal en profitaient largement. Elles partaient en groupe, le vendredi ou le samedi, bruyantes, rieuses, défonçant des sacs de bonbons à une cenne ou mâchant d'énormes chiques de gomme rose. Tant que le tramway longeait la rue Mont-Royal, elles étaient chez elles, elles faisaient tous les temps, se donnant parfois des claques dans le dos quand elles s'étouffaient, interpellaient d'autres femmes qu'elles connaissaient, elles allaient même parfois jusqu'à demander au conducteur comment il se faisait qu’il n'était pas encore parti pour la guerre. Mais quand le tramway tournait dans la rue Saint-Laurent vers le sud, elles se calmaient d'un coup et se renfonçaient dans leurs bancs de paille tressée: toutes, sans exception, elles devaient de l’argent aux Juifs de la rue Saint-Laurent, surtout aux marchands de meubles et de vêtements, et le long chemin qui séparait la rue Mont-Royal de la rue Sainte-Catherine était pour elles très délicat à parcourir. « Si Sam peut pas me voir! Chus-t’en retard de deux mois dans mes payements! » Quand le tramway passait devant certains magasins, certaines têtes se détournaient brusquement ou plongeaient dans les sacs de magasinage. «Vous êtes ben tranquille, tout d'un coup, madame Jodoin ? Avez-vous peur de Sam Katz ? Tiens, le v’là, justement ! » L'interpellée blêmissait ou se pliait en deux en faisant semblant d'attacher ses lacets de souliers. Les autres femmes éclataient de rire. « Vous pognez encore à ça, madame Jodoin? On vous la fait quasiment toutes les semaines! » Mais en général, lorsqu’elles étaient vraiment trop en retard dans leurs paiements, elles se taisaient, songeuses. Elles n’osaient même pas regarder à l'extérieur, se disant qu'une tête vue de profil est plus difficile à reconnaître qu'une tête vue de face. Quelques-unes, mais vraiment juste quelques-unes, en profitaient même pour sortir leur chapelet. À peine faisaient-elles semblant de se boucher le nez quand une vieille Juive montait dans le tramway chargée de sacs à provisions d'où s'échappaient des queues de carottes ou de poireaux. « A’s’en va faire sa salade de pissenlits ! » Elles pouffaient. « C'est-tu l'ail qu'al'a mangé hier ou ben donc son linge qu'a'va laver le mois porchain qui sent fort de même?» Elles pinçaient les lèvres. « Y parait qu'y gardent leurs transferts pour se faire du papier de toilette ! » Madame Jodoin, la plus ricaneuse du groupe, était prête à éclater et gémissait comme une chatte en chaleur. Mais aussitôt le coin des rues Saint-Laurent et Sainte-Catherine tourné vers l'ouest, la liesse reprenait de plus belle et emplissait le tramway de cris sonores et de rires pleins et sentis. « Vous avez failli me faire mourir, avec vos foleries, vous ! « Vous étiez rouge comme une banane, j'veux dire comme une pivoine, madame Jodoin ! » « D'un coup qu’a’comprend le français, la Juive ! » A’comprend pas le français, al’a rien à nous vendre! » La vieille Juive, consciente qu'on parlait d'elle, baissait les yeux dans son sac. Tout le long de la rue Sainte-Catherine ouest, les nez se collaient aux vitres en hiver, les bras s'appuyaient sur le rebord des fenêtres en été. « R’gardez donc c’qui joue au Gaiety, madame Chose, vous êtes du bon bord… » « Woodhouse! Mon Dieu, c’t’icitte qu'yfallait que j'descende ! » « Restez donc avec nous autres jusque chez Eaton, madame Lemieux ! » « Jamais dans cent ans, sont assez voleurs! » « Que c'est que ça change, vous achetez jamais rien! » « Si les ceuses qui achètent jamais rien rentraient jamais chez Eaton, y’arait jamais personne pis y seraient obligés de farmer, les maudits voleurs ! » Tant qu'à ça. » « V'nez donc avec moé chez Woodhouse, madame Guérin… » « Ah ben ! non, c't'assez plate ! J'aime mieux des voleurs le fun que du monde honnête plate ! » Les dernières descendaient chez Eaton, au coin d’University. Jamais personne du groupe n'allait plus loin que chez Eaton. À l’ouest de ce grand magasin c'était le grand inconnu : l’anglais, l’argent, Simpson’s, Ogilvy’s, la rue Peel, la rue Guy, jusqu'après Atwater, là où l'on recommençait à se sentir chez soi à cause du quartier Saint-Heni, tout proche, et de l’odeur du port. Mais jamais personne n'allait jusqu’à Saint-Henri et jamais personne de Saint-Henri ne venait jusqu'au Plateau Mont-Royal. On se rencontrait à mi-chemin, dans les allés d'Eaton, et on fraternisait au-dessus d'un sundae au chocolat ou d'un ice cream soda. Les femmes de Saint-Henri parlaient fièrement de la place Georges-Étienne-Cartier et cwelles du Plateau Mont Royal du boulevard Saint Joseph.

La grosse femme d’à côté est enceinte, p. 22 - 25.

 

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Michel Tremblay, La grosse femme d’à côté est enceinte.

Ottawa, Leméac, 1978.

 

Déménager à Montréal quand on a un certain âge

 

Dans l’extrait suivant, la vieille femme Ti-Lou fait part au lecteur de son désir de déménager à Montréal après avoir pris la retraite. Le lecteur apprend pourquoi elle souhaite quitter Ottawa et comment se présentent ses premières impressions de Montréal.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Elisabeth Grohsmann

 

Extrait de texte

 

Ma maison était peinturée en blanc pis c’est moé qui payais la peinture… Quand j'ai pris ma retraite, en 1930, pour venir m'installer icitte parce qu'Ottawa est une ville ousque tu prends pas ta retraite, c'est trop plate, pis surtout parce que le monde me connaissait trop, là-bas, j'risquais de me faire gâcher ma vieillesse par des femmes jalouses ou ben donc une nouvelle génération de ministres trop ben informés… quand chus venue m'installer à Montréal, j'me disais, ah ben, j'vas être tranquille… pas trop loin de la rue Mont-Royal pis des magasins, pas trop proche non plus... L'église en face (j'avais encore quequ'robes pas piquées des vers à montrer), la p'tite école aussi, les cris des enfants pendant la récréation, le vrai paradis ! Ça fait que j'me sus-t'installée icitte y'a douze ans, après trente ans de party, la tête pleine de souvenirs, le compte en banque plein de chèques antidatés, pis la table du salon couverte d'annonces d'agences de voyages pis de compagnies de navigation: aie, Cunard, c'te mot-là m'avait faite rêver toute ma vie! Les bateaux, les îles, l'océan, Buenos Aires, Montevideo, Vera Cruz, Miami, Rio de Janeiro! Le tour du monde dans un palais flottant, pis Ti-Lou, la louve flottante, qui fait son tour! Je l'avais mérité pis j'm'en allais me le payer! Ben trois semaines avant de partir j’me sus mis à boiter comme un infirme : j'avais la jambe droite qui m'élançait comme le verrat pis j'avais toute la misère du monde à dormir… J'ai faite venir le docteur Sangregret, y reste à côté, y’avait juste le passage à traverser, pis moé ça me tentait pas d’aller attendre pendant des heures avec sa gang de tout-nus qui toussent pis qui crachent sans jamais se regarder les uns les autres tellement y’ont honte… Ben j’avais le diabète, bâtard ! Pus de sucre ! Défendu ! Aie, moé couper le sucre ? Pus de chocolat ? Pus d’honeymoons ? J’ai dit au docteur qu’y me connaissait ben ma pis je l’ai sacré dehors.

La grosse femme d’à côté est enceinte, p. 148 - 149.

 

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Michel Tremblay, La grosse femme d’à côté est enceinte.

Ottawa, Leméac, 1978.

 

Faire le tour du parc Lafontaine

 

Mercedes à un rendez-vous avec son amie Béatrice et décide de se promener pendant qu’elle l’attend. En une heure et demie, elle fait le tour complet du parc Lafontaine qu’elle connaît depuis son enfance.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Elisabeth Grohsmann

 

Extrait de texte

 

Mercedes avait erré toute la journée, d'abord sur la rue Mont-Royal où elle avait visité systématiquement tous les magasins, des deux côtés de la rue, entre Papineau et De la Roche, pour passer le temps, puis, à partir d'une heure de l'après-midi, au parc Lafontaine, flânant, fumant cigarette sur cigarette, un peu déçue de voir qu'on n'avait pas encore sorti les bancs de bois peints en vert qu'on entassait dans une remise pour l'hiver, mais heureuse de retrouver l'odeur du printemps qui s'élevait des carrés de gazon et le soleil qui buvait l'humidité de la terre. Mercedes savait que Béatrice ne viendrait pas la rejoindre avant deux heures et demie, ou même trois heures, aussi avait-elle décidé de faire un tour complet du parc Lafontaine en longeant les rues Papineau, Sherbrooke, du Parc Lafontaine et Rachel, s'attardant devant l'hôpital Notre-Dame où elle était née et la bibliothèque municipale où elle n'était jamais allée et qu'elle ne croyait ouverte que l’été, pendant les vacances, les enfants n'ayant pas le temps de lire, l'hiver. Quant aux adultes… Elle ne connaissait personne qui avait eu le temps de lire depuis son adolescence... Cela lui avait pris exactement une heure et demie pour faire le tour du par et á deux heures trente précises elle était revenue à son point de départ, à l’angle de Fabre et de Rache.

La grosse femme d’à côté est enceinte, p. 164 - 165.

 

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Michel Tremblay, Les Belles-Sœurs.

Ottawa, Leméac, 1972.

 

Difficultés sociales

 

Premier auteur à donner une place entière au joual dans son œuvre théâtrale, Michel Tremblay décrit surtout les difficultés dans les milieux populaires francophones de Montréal à partir des années 1940, notamment dans le cycle romanesque des Chroniques du Plateau Mont-Royal. Il traite ses sujets avec une grande finesse et beaucoup d'humour, créant des textes plus poétiques que strictement narratifs. Sa pièce Les Belles-Sœurs, une satire sociale et politique des années 1960, donne pour la première fois la parole aux femmes du milieu ouvrier montréalais. La pièce est mise en scène au Théâtre du Rideau Vert à Montréal en 1968 où elle a connu un succès retentissant.1

Germaine Lauzon invite quatorze femmes de sa parenté à une corvée de collage afin que sa famille l’aide à remplir les carnets de timbres-primes qu'elle vient de gagner. Elles se rencontrent donc toutes chez Germaine qui, mal préparée, n’est pas très accueillante. Une fois réunies, les femmes se voient confrontées à leurs rêves non comblés, leur vie insatisfaisante et l’impuissance de la changer. En fait, Germaine se vante devant ses sœurs parce qu’elle pourra choisir d’échanger ses timbres contre des cadeaux illustrés dans un catalogue, ce qui lui permettra d’échapper à « cette maudite vie plate ». Du coup, elle déclenche un débordement de frustration et de jalousie chez les femmes, ce qu’est décrit dans le monologue de Marie-Ange Brouillette. C’est également elle qui, dans sa morosité, commence à voler tous les carnets remplis et les autres, qui l’ont vu dès le début, décident d'en faire autant.

sources:
1Cf. L’île: L’infocentre littéraire des écrivains québécois sur www.litterature.org (consulté le 24 août 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Sabrina Öztas

 

Extrait de texte

 

MARIE-ANGE BROUILLETTE - C'est pas moé qui aurais eu c'te chance-là! Pas de danger ! Moé, j'mange

d'la marde, pis j'vas en manger toute ma vie ! Un million de timbres ! Toute une maison! C'est ben simple, si j'me r'tenais pas, j'braillerais comme une vache ! On peut dire que la chance tombe toujours sur les ceuses qui le méritent pas ! Que c'est qu'a l'a tant faite, madame Lauzon, pour mériter ça, hein ? Rien ! Rien pantoute ! Est pas plus belle, pis pas plus fine que moé ! Ça devrait pas exister, ces concours-là ! Monsieur le curé avait ben raison, l'aut'jour, quand y disait que ça devrait être embolie ! Pour que c'est faire, qu'elle, a gagnerait un million de timbres, pis pas moé, hein, pour que c'est faire ! C'est pas juste ! Moé aussi, j'travaille, moé aussi j'les torche, mes enfants ! Même que les miens sont plus propres que les siens ! J'travaille comme une damnée, c'est pour ça que j'ai l'air d'un esquelette ! Elle, est grosse comme une cochonne ! Pis v'la rendu que j'vas être obligée de rester à côté d'elle pis de sa belle maison gratis ! C'est ben simple, ça me brûle ! Ça me brûle ! J'vas être obligée d'endurer ses sar casses, à part de ça ! Parce qu'a va s'enfler la tête, c'est le genre ! La vraie maudite folle ! On va entendre parler de ses timbres pendant des années ! Maudit! J'ai raison d'être en maudit! J'veux pas crever dans la crasse pendant qu'elle, la grosse madame, a va se « prélasser dans la soie et le velours » ! C'est pas juste ! Chus tannée de m'esquinter pour rien ! Ma vie est plate ! Plate ! Pis par-dessus le marché, chus pauvre comme la gale ! Chus tannée de vivre une maudite vie plate !

Les Belles-Sœurs, p. 21 - 22.

 

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Michel Tremblay, Les Belles-Sœurs.

Ottawa, Leméac, 1972.

 

La routine du quotidien à Montréal

 

Le deuxième extrait évoque très bien le quotidien aliénant et répétitif de la vie montréalaise, de ces ménagères pauvres et incultes en illustrant parfaitement un certain niveau de langage oral (le joual) et son usage quotidien.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Sabrina Öztas

 

Extrait de texte

 

LES CINQ FEMMES, ensemble - Quintette: Une maudite vie plate ! Lundi !

LISETTE, DE COURVAL - Dès que le soleil a commencé à caresser de ses rayons les petites fleurs dans

les champs et que les petits oiseaux ont ouvert leurs petits becs pour lancer vers le ciel leurs petits cris ...

LES QUATRE AUTRES -J'me lève, pis j'prépare le déjeuner ! Des toasts, du café, du bacon, des oeufs. J'ai

d'la misère que l'yable à réveiller mon monde. Les enfants partent pour l'école, mon mari s'en va travailler.

MARIE-ANGE BROUILLETTE - Pas le mien, y'est chômeur. Y reste couché.

LES CINQ FEMMES - Là, là, j'travaille comme une enragée, jusqu'à midi. J'lave. Les robes, les jupes, les bas, les chandails, les pantalons, les canneçons, lus brassières, tout y passe ! Pis frotte, pis tord, pis refrotte pis rince... C't'écœurant, j'ai les mains rouges, j't'écœurée. J'sacre. A midi, les enfants reviennent. Ça mange comme des cochons, ça revire la maison à l'envers, pis ça repart ! L'après-midi, j'étends. Ça, c'est mortel ! J'hais ça comme une bonne ! Après, j'prépare le souper. Le monde reviennent, y'ont l'air bête, on se chicane ! Pis le soir, on regarde la télévision ! Mardi !

LISETTE DE COURVAL- Dès que le soleil ...

LES QUATRE AUTRES FEMMES - J'me lève, pis j'prépare le déjeuner. Toujours la même maudite affaire !

Des toasts, du café, des œufs, du bacon ... J’réveille le monde, j'les mets dehors. Là, c'est le repassage. J'travaille, j'travaille, j'travaille. Midi arrive sans que je le voye venir pis les enfants sont en maudit parce que j'ai rien préparé pour le dîner. J'leu fais des sandwichs au béloné. J'travaille toute l'après-midi, le souper arrive, on se chicane. Pis le soir, on regarde la télévision ! Mercredi! C'est le jour du mégasinage ! J'marche toute la journée, j'me donne un tour de rein à porter des paquets gros comme ça, j'reviens à la maison crevée ! Y faut quand même que je fasse à manger. Ouand le monde arrivent, j'ai l'air bête ! Mon mari sacre, les enfants braillent ... Pis le soir, on regarde la télévision ! Le jeudi pis le vendredi, c'est la même chose ! J'm'esquinte, j'me désâme, j'me tue pour ma gang de nonos ! Le samedi, j'ai les enfants dans les jambes par-dessus le marché ! Pis le soir, on regarde la télévision ! Le dimanche, on sort cri famille : on va souper chez la belle-mère en autobus. Y faut guetter les enfants toute la journée, endurer les farces plates du beau- père, pis manger la nourriture de la belle-mère qui est donc meilleure que la mienne au dire de tout le monde ! Pis le soir, on regarde la télévision ! Chus tannée de mener une maudite vie plate ! Une maudite vie plate ! Une maudite vie plate ! Une maud …

Les Belles-Sœurs, p. 23 - 24.

 

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Michel Tremblay, Les Belles-Sœurs.

Ottawa, Leméac, 1972.

 

Rêve d’une vie plus brillante

 

Outre les anglicismes qui marquent le langage montréalais, le troisième extrait reflète le microcosme de la vie ouvrière à Montréal. Il y est question de « gagner » quelque chose dans la vie, ce qui souligne, d’une part, la situation de ces femmes et leur misère et, d’autre part, le rêve d’une vie plus brillante.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Sabrina Öztas

 

Extrait de texte

 

YVETTE LONGPRE - Pis, avez-vous déjà gagné quequ'chose, toujours ?

ROSE OUIMET, en regardant vers Germaine - J'ai-tu l'air de quequ'un qui a déjà gagné quequ'chose ?

(…)

DES-NEIGES VERRETTE – Moé […] j'ai concouru à quequ'chose y'a pas longtemps ... Le slogan-mystère

que ça s’appelait ... Y fallait trouver un slogan pour une librairie ... La librairie Hachette ... Ça fait que j'en ai trouvé une : « Achète bien, qui achète chez Hachette ! » C'est beau, hein ?

YVETTE LONGPRE - Pis, avez-vous gagné quequ'chose, toujours ?

DES-NEIGES VERRETTE - J'ai-tu l'air de quelqu'un qui a déjà gagné quequ'chose ?

GERMAINE LAUZON - Ecoute donc, Rose, j't'ai vue couper ton gazon, à matin ... Tu devrais t'acheter une

tondeuse!

ROSE OUIMET Ben non ! Les ciseaux, c'est parfait pour moé. Ça m'aide à garder ma shape.

GERMAINE LAUZON - J'te voyais forcer comme une bonne ...

ROSE OUIMET - Ça me fait du bien, j’te dis, Pis à part de ça, j'ai pas d'argent pour me payer une

tondeuse ! Si jarais d'l'argent, y'a ben de quoi que j'achèterais avant ça !

GERMAINE LAUZON – Moé, j'vas en avoir, une tondeuse, avec mes timbres ...

DES-NEIGES VERRETTE -A commence à me tomber sur les nerfs avec ses timbres, elle !
(Elle cache un livret de timbres dans son sac à main.)

Les Belles-Sœurs, p. 44 - 46.

 

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José Leandro Urbina, Collect Call.

Ottawa, Split Quotation 1999.

 

Le Montréal des immigrants

 

L’écrivain chilien José Leandro Urbina, qui s’est enfui avant le coup d’état en 1973, vit au Canada depuis les années 1970. Certes, il n'a publié que deux œuvres majeures jusqu’à ce jour, mais ces deux textes ont été salués par une bonne partie de la critique, surtout dans les pays hispanophones. La première œuvre, une collection de nouvelles appelée Las Malas Juntas (en anglais Lost Causes), traite les incidents politiques dramatiques dans son pays d’origine, le Chili ; la deuxième œuvre, Cobro Revertido (en anglais Collect Call, en français Longues distances), se déroule à Montréal et réfléchit à l’expérience de l’exil.

Dans Collect Call, l’auteur décrit 24 heures de la vie d’un immigrant chilien à Montréal qui, après avoir passé une nuit à picoler, apprend que sa mère est morte au Chili. Bien qu’il ne dispose pas des moyens nécessaires pour payer le billet d’avion, il promet sans hésiter d’assister à l’enterrement. En effet, le protagoniste dont le nom est inconnu (le narrateur l’appelle « le sociologue ») n’a ni une formation professionnelle terminée, ni un poste de travail convenable. Ainsi, il essaie de dénicher ailleurs l’argent dont il a besoin, l’empruntant en fin de compte à son ex-femme Megan. Mais aussitôt que l’affaire est conclue, il dilapide l’argent dans une beuverie avec ses compagnons chiliens. Le roman finit par une scène nocturne absurde dans le Parc Lafontaine : lorsque « le sociologue » vient au secours d’une femme en désarroi, il est gravement blessé par son amant, chilien comme lui-même. La fin reste incertaine.

Le récit est entrecoupé de nombreux flash-back évoquant des souvenirs d'enfance au Chili, le sort de sa mère défunte, l’histoire du mariage échoué avec Megan ou encore l’aventure amoureuse avec la franco-québécoise Marcia. De plus, il y a plusieurs discussions portant sur la politique québécoise et chilienne à l’heure actuelle. Les thèmes prédominants sont de toute évidence l’exil et l’échec tragique de l’individu sans point de repère.

L’extrait suivant se réfère à la première conversation entre l’immigrant chilien et sa future femme Megan, une Montréalaise anglophone, après leur première rencontre lors d’une réunion du « Comité pour un Chili démocratique ».

sources:
Hazelton, Hugh: Latinocanadá: a critical study of ten Latin American writers of Canada. Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Karin Jugl-Fröwis

 

Extrait de texte

 

A week later, coming out of a meeting with National Confederation of Unions, we were in the parking lot talking about who would go with whom, because Toño had to take Sofía, who was invited to sing at some club, and we wanted to go to a party with some Angolans from the Université de Montreal, when Meg came along and stopped to say hello and offered to take whoever was going her way, and we tried to link her up with Sofía, but she had to go get her guitar first and Toño insisted on taking her, so Lucho and Tito got in Pizarro’s car, yelling that we’d see each other later, and I went to get into Toño’s car, but I saw her standing there all alone, sort of confused, and I got a funny feeling and asked her if she was going toward the Université de Montréal and she said she lived very near Boulevard Edouard Montpetit, so I accepted her offer and the others went off with snide little smiles on their faces. And on top of that, as we were leaving Ontario Street, Ferrero saw us and was flabbergasted and began to wave at her and she didn’t realize it and I pretended not to see him and we went on, paying him no attention. I began to chat and she seemed happy and tried to drive and pay attention to me and asked me to speak slower because she was having trouble understanding me, and she laughed in embarrassment when I-be-gan-to-e-nun-ci-ate-slow-ly and she asked if I spoke French or English and I told her French a little more but still not very well and she nodded her head in understanding and I didn’t know what to make of her and we continued a while in silence.

Collect Call, p. 85 - 86.

 

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