Saint-Henri

Saint-Henri, un quartier de l’arrondissement du Sud-Ouest, se situe au sud du quartier Notre-Dame-de-Grâce et de la ville de Westmount. Il est également délimité par le canal de Lachine, d’une part, et par deux routes à grande circulation, soit l’autoroute 15 et l’avenue Atwater, d’autre part. C’est en 1905 que Saint-Henri obtient le statut de quartier.

 

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(c) Markus Dabernig  

 

Le quartier actuel est l’un des premiers villages à s’être formé dans les faubourgs de Montréal. C’est à l’occasion d’un recensement en 1685 qu’est né ce village, également connu sous le nom de « village des tanières ». Ce surnom décrit le métier principal des habitants de l’époque, qui travaillaient dans le domaine du cuir. En 1875, Saint-Henri a reçu le statut de ville. Dès lors, la vraie industrialisation a commencé étant donné que la ville était située près du canal de Lachine, que la voie ferrée principale du Canadien National y passait et que de nombreuses fabriques y ont été construites. Par la suite, beaucoup d’ouvriers s’y sont installés, de sorte que le nombre d’habitants a augmenté de façon extraordinaire. Le succès industriel a duré jusque dans les années 1930. La crise économique de l’entre-deux-guerres a ébranlé le secteur industriel du quartier, entraînant la fermeture de la majorité des usines et du canal de Lachine, et, par conséquent, la mise à pied d’un grand nombre d’ouvriers. Gabrielle Roy décrit dans son premier roman, Bonheur d’occasion, les conditions de vie des habitants de ce quartier ouvrier. Dans les années 1980, Saint-Henri a connu une renaissance grâce aux espaces locatifs offerts à bon marché.

De nos jours, Saint-Henri est un quartier aux facettes multiples : on y trouve des styles d’architecture anciens et modernes, des riches et des pauvres ainsi que des espaces verts. Bien qu’il soit caractérisé par des maisons de briques, des façades très colorées, de nombreux petits jardins et parcs ainsi que d’anciennes boutiques de brocantes, Saint-Henri reste une zone industrielle importante de la ville de Montréal dont la vocation industrielle est due avant tout à son emplacement. Ce sont donc la diversité du quartier, l’industrie et le canal de Lachine qui constituent les particularités de Saint-Henri.

sources:
http://www.ql.umontreal.ca/volume10/numero14/culturev10n14b.html (consulté le 14 septembre 2010).
http://www.imtl.org/quartier/Saint-Henri.php (consulté le 14 septembre 2010).

Texte d'introduction: Patricia Burtscher

 


 

Marchand, Clément - Les soirs rouges - L’homme devenu ouvrier dans la grande ville

Narrache, Jean - Soir d'été - La vie dure des ouvriers

Roy, Gabrielle - Bonheur d'occasion - Le faubourg

Roy, Gabrielle - Bonheur d'occasion - Entre le port et le chemin de fer

Roy, Gabrielle - Bonheur d'occasion - Avenue des Cèdres: Hôpital des enfants

Roy, Gabrielle - Bonheur d'occasion - Saint-Henri, 'termitière villageoise'

Théoret, France - Une belle éducation - Vie d'une jeune fille dans un quartier ouvrier

Théoret, France - Une belle éducation - Côte-Saint-Paul : une première sortie

 


 

Clément Marchand, Les soirs rouges.

Montréal, Les herbes rouges, 2000.

 

L’homme devenu ouvrier dans la grande ville

 

Dans plusieurs poèmes de Clément Marchand, la poésie se met au service de la représentation des conditions de vie de la masse ouvrière. Il est parmi les premiers poètes qui introduisent la ville moderne dans leurs œuvres et peignent la vie des ouvriers dans une société marquée par l’activité industrielle. La langue, bien que soignée, comporte des tournures populaires afin de souligner cet aspect. Parfois, il y résonne également un ton clairement socialiste, la première manifestation de ce courant de pensée dans la poésie québécoise. La critique sociale s’affiche ostensiblement dans les parties VI et VII du poème « Les prolétaires », mais en même temps le poème offre un beau tableau de l’aspect moderne du Montréal des années 1930. Le contraste entre l’atmosphère de la métropole à grands buildings, hauts lieux de l’activité commerciale, et les quartiers ouvriers modestes aussi bien que la description plus explicite du travail abrutissant vers la fin de l’extrait servent à exprimer les tensions sous-jacentes.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Markus Ludescher

 

Extrait de texte

 

Les prolétaires

 

VI
Là-bas, aux noirs retraits des quartiers, hors des bruits,
Au long des vieux pavés où la gêne chemine,
Voici leurs toits groupés en essaim, que domine
Le jet des gratte-ciel immergés dans la nuit.

Voici leurs galetas dégingandés, leurs seuils
Que chauffe le soleil et qu'évide la suie,
Et leurs perrons boiteux où les marmots s'ennuient,
Leurs portes qui, s'ouvrant, grincent mauvais accueil.

Glauques, à flanc des murs, les fenêtres ont l'air
De sourciller devant le roide paysage
Qui, tacheté du vert rarescent des feuillages,
S'inscrit sous le ciel gris en graphiques de fer.

Ces horizons barrés de pans d'acier sont leurs.
Et cet amas compact de murs roux, c'est l'usine
Où, chaque jour, aux doigts crocheteurs des machines,
Ils laissent un lambeau palpitant de leur cœur.

VII
Parfois le prolétaire au fond de l’atelier
Se ressouvient du temps de sa jeunesse claire
Et son front, qu’embrunit la tâche, se libère
Des lignes dures qu’y creusa le noir poussier.

Ses doigts ligneux et secs ne portent plus soudain
Le poids des chaînes invisibles qui les rivent
Au même obscur labeur. Et ses yeux las s’avivent
D’un rêve aux traits cursifs et net de regrets vains.

C’est qu’il évoque alors la ferme qu’il quitta
Selon l’insidieux conseil des bonnes femmes
Il s’en était allé vers les villes de flamme
Dont se coiffent, le soir, les lointains golgothas.

Et maintenant voici qu’après des ans ses mains
N’abhorrent même plus les contraintes serviles.
Voici qu’il se conforme au moule exact des villes
Bien que de l’air natal ses poumons eussent faim.

Insensible au rappel des hérédismes, lors
- Comme il s’est détaché du cadre de ses morts
Comme il n’appartient plus au sol qu’ils labourèrent -
Il se confine en son ouvroir de prolétaire
Avec l’esprit mourant que lui a fait son sort.

Les soirs rouges, p. 47s.

 

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Jean Narrache, « Soir d’été ».

Dans : Beausoleil, Claude (éd.) : Montréal est une ville de poèmes vous savez. Montréal, L’Hexagone, 1992.

 

La vie dure des ouvriers

 

Le montréalais Émile Coderre, plus connu sous le nom de Jean Narrache, a effectué un grand recueil d’alexandrins inspiré par l’amour et la nature avant de trouver en 1932, avec son œuvre Quand j’parl’ tout seul, un style plus personnel. S’inscrivant à la jeune tradition de la poésie de son époque, à une sorte de « contre culture »,1 Jean Narrache a trouvé une manière de verbaliser ses troubles intérieurs. Ses textes donnent la parole aux gens humbles de son entourage, aux ouvriers et chômeurs issus de milieux défavorisés, et esquissent la misère qui les entoure.

Avec le poème « Soir d’été », Jean Narrache sert une fois de plus de porte-voix pour les ouvriers en abordant la vie dure et les difficultés des gens affectés par la pénurie. Il traite fidèlement les problèmes sociaux ainsi que le manque de perspective du quartier ouvrier. Le poète brosse un tableau réaliste de la situation sociale des francophones d’origine modeste et le sentiment de résignation sublime qu’ils expriment en respectant les normes imposées sans les remettre en question. Ainsi ils ne se contentent, par exemple, que de moments de bonheur fugitif.

sources:
1 Cf. Royer, Jean: Introduction à la Poésie québécoise. Québec, Lémeac, 1989, p. 199-200.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Sabrina Öztas

 

Extrait de texte

 

Soir d’été

 

L'soleil s'couche au bout d'la rue Wolfe
En ayant l'air de j'ter un oeil
Sur la terre oùsque tant d'mond' souffre;
C'est ben lui qui s'fich' de nos deuils.

Comme tous les autr's soirs, j'me promène
Sans trop r'garder, sans trop savoir.
J'fil' mon ch'min comme une âme en peine,
Droit devant moé l'long du trottoir.

J'long' les rues oùsque sont tassées
tout's nos mâsur's de pauvres gens,
notr' rue qui pue la fricassée,
le ling' sale et pis l'manqu' d'argent.

C'est l'quartier des quêteux d'naissance
Qui sont v'nus au mond' tout ratés,
Des gâs comm' moé qu'ont pas eu d'chance
Et pis qu'la vie a pas gâtés.

Dans les fonds d'cour, à gauche, à droite,
Je r'marqu' les famill's d'ouvriers
Qu'étouff’nt dans leurs maisons étroites,
Assis dehors en train d'veiller.

La femme à moitié débraillée,
Rien qu'en jaquett' sous son jupon,
Les ch'veux en fond d'chais' dépaillée,
Est à cul plat su' son perron.

Elle a pas l'cœur d's'mettre en toilette.
D'abord, elle a l'p'tit à nourrir;
Pis un' journée su' la cuvette
Ça vous ôt' ben l'goût d's'embellir.

Eh', c'est ça sa villégiature:
S'assir dans l'air mort du soir d'août
D'vant les hangars pis les clôtures,
Tout en r'gardant s'battr' les matous.

Son mari, les culott's pendantes,
S'est mis nu-pieds et pis en corps.
Y fum' sa pipe à la brunante.
Y'a pas à dir', c'est beau l'confort!

Tandis c'temps-là, au coin d'la rue,
Les enfants jouent, sal's pis morveux.
Tout' c'te marmâill'-là qui pouss' drue,
C'est encor' d'la grain' de quêteux...

... La gueul' serrée, l'homm' pis la femme
R'gard'nt, sans rien dir', dormir le p'tit.
D'quoi qu'i' parl'raient? Chacun s'renferme
Dans l'silenc' d'un rêve abruti.

S'parler d'amour? S'fair' des tendresses?
Y'a ben longtemps qu'ça leur dit plus.
Tous les espoirs de leur jeunesse,
Ça fait un' mêch' qu'i' sont foutus.

Lui, pens' que d'main faudra d'l'ouvrage
Pour payer l'groceur pis l'loyer.
Y pens' qu'à mesur' qu'i' prend d'l'âge
Ça d'vient plus dur de travailler.

... Elle, a s'voit encore en famille,
Dans la misère à pus finir;
Ell' pense au lavage, aux guenilles,
Pis ell' s'demand' c'qu'i' vont d'venir.

Y s'aim'nt toujours, mais sans se l'dire;
y s'ront comm' ça jusqu'à leur mort,
Comme un' pair' de vieux ch'vaux qui tire
Toujours att'lée dans l'mêm' brancard.

Et sur c'tableau plein d'vie réelle
Du bonheur simpl' du travailleur,
Entre les cord's à ling' d'la ruelle,
La lun' qui s'lèv’, jett' sa lueur.

Montréal est une ville de poèmes vous savez, p. 92 - 93.

 

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Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion.

Montréal, Stanké, 1977.

 

Le faubourg

 

Bonheur d’occasion est un roman de Gabrielle Roy, une écrivaine canadienne née en 1909 à Saint-Boniface. Publié en 1945, le roman a connu un succès énorme dès son apparition: en mai de l’année même, cette œuvre est choisie comme livre du mois par le Literary Guild of America, deux années plus tard, Bonheur d’occasion reçoit le prestigieux prix Femina. En intégrant la ville, la publication de Bonheur d’occasion modifie le système littéraire. C'est le premier exemple de réalisme urbain dans la littérature canadienne-française.

Le livre Bonheur d’occasion raconte l’histoire de la famille Lacasse, pauvre et nombreuse, qui demeure dans le quartier Saint-Henri de février à mai 1940. Le père est un rêveur qui ne garde jamais un poste de travail. La mère, Rose-Anna, un des personnages principaux, fait tout ce qu’elle peut pour améliorer le sort de sa famille. Malgré tous ses efforts, elle essuie quelques échecs cuisants : l’aîné s’enrôle dans l’armée, le cadet meurt de leucémie et finalement son époux meurt à la guerre. Grâce au solde, la famille est en mesure de mener une meilleure vie, mais le prix à payer est élevé car, peu à peu, la famille Lacasse se décompose.

L’autre protagoniste est Florentine, la fille aînée de la famille. C’est une jeune femme de dix-neuf ans, fragile, superficielle, passionnée et décidée. Elle travaille comme serveuse afin de soutenir sa famille financièrement. La protagoniste rêve de quitter la pauvreté de son quartier et d’habiter dans le quartier aisé de Westmount. Un jour, elle rencontre Jean Lévesque, un garçon très ambitieux qui ne pense qu’à sa réussite et qui n’a pas l’intention de s’embarrasser d’une petite serveuse rêvant d’améliorer son statut social. Florentine, par contre, est convaincue qu’il lui permettra de forger un meilleur avenir et tombe amoureuse du jeune homme. Après une brève aventure amoureuse, il la quitte et Florentine se retrouve enceinte. C’est ainsi qu’elle décide d’épouser Emmanuel Létourneau, un jeune soldat et ami de Jean, qui est très amoureux d’elle. Avec Emmanuel, il est enfin possible pour Florentine de mener la belle vie dont elle a toujours rêvée, mais elle n’aime pas vraiment son mari et ce sera toujours un bonheur emprunté, un bonheur d’occasion.

Dans Bonheur d’occasion Gabrielle Roy situe les lieux dans un cadre réaliste. Elle les désigne par leurs noms véritables, présente la géographie réelle de Saint-Henri par ses rues et décrit authentiquement certaines maisons du faubourg. Dans le texte qui suit, l’auteure brosse un tableau de la rue Saint-Ambroise, une rue traversant le quartier Saint-Henri, dans laquelle Jean habite. À travers le regard de Jean, il est aussi possible de noter le changement que le quartier a subi en raison de la croissance industrielle au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle :

sources:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Bonheur_d'occasion_(roman) (consulté le 19 juin 2010).
http://www.thecanadianencyclopedia.com (consulté le 19 juin 2010).

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

Il s'habilla et sortit rapidement.
La rue était silencieuse. Rien n'est plus tranquille que la rue Saint-Ambroise par les nuits d'hiver. Un passant s'y glisse de temps à autre, attiré par la devanture faiblement éclairée d'une épicerie-restaurant. Une porte s'ouvre, un peu de clarté se répand sur le trottoir enneigé, un bruit de voix perce au loin. Le passant disparaît, la porte claque, et il n'y a plus dans la rue déserte, entre le feu pâle des lampes familiales d'un côté et les sombres murailles qui bordent le canal de l'autre, qu'une grande puissance nocturne.
Autrefois, c'étaient ici les confins du faubourg; les dernières maisons de Saint-Henri apparaissaient là, face à des champs vagues; un air presque limpide, presque agreste flottait autour de leurs pignons simples et de leurs jardinets. De ce bon temps, il n'est resté à la rue Saint-Ambroise que deux ou trois grands arbres poussant encore leurs racines sous le ciment du trottoir.
Les filatures, les silos à céréales, les entrepôts ont surgi devant les maisons de bois, leur dérobant la brise des espaces ouverts, les emmurant lentement, solidement. Elles sont toujours là avec leurs petits balcons de fer forgé, leurs façades paisibles, leur petite musique douée qui s'élève parfois le soir derrière les volets et coule dans le silence, comme la voix d'une autre époque: îlots perdus sur lesquels le vent rabat les odeurs de tous les continents. La nuit n'est jamais si froide qu'elle n'arrache à la cité des entrepôts des senteurs de blé moulu, de céréales pulvérisées, d'huile rance, de mélasse, de cacahuètes, de fourrures, de farine blanche et de pins résineux.
Jean avait choisi de s'y établir parce que, dans cette rue éloignée, presque inconnue, le prix des loyers restait fort modique, et puis, parce que le quartier, avec le roulement, le battement, les sifflements de ses fins de jour et les grands silences inquiets de ses nuits l'aiguillonnait au travail.

Bonheur d'occasion, p. 32 - 33.

 

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Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion.

Montréal, Stanké, 1977.

 

Entre le port et le chemin de fer

 

L’endroit où se trouve la maison de Jean est décrit de manière fidèle dans le paragraphe suivant. Jean habite un lieu où il y a un perpétuel va-et-vient. Cette situation insupportable fait naître dans le cœur de Jean des pensées de liberté et de fuite.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

Il est vrai qu'au printemps les nuits n'avaient plus de silence. Dès que s'ouvrait la navigation, le cri cent fois répété de la sirène, le cri qui jaillissait au bas de la chaussée Saint-Ambroise depuis le couchant jusqu'à l'aube, montait sur le faubourg et, porté par le vent, atteignait même le Mont-Royal.
La maison où Jean avait trouvé un petit garni se trouvait immédiatement devant le pont tournant de la rue Saint-Augustin. Elle voyait passer les bateaux plats, les bateaux-citernes dégageant une forte odeur d'huile ou d'essence, les barges à bois, les charbonniers, qui tous lançaient juste à sa porte leurs trois coups de sirène, leur appel au passage, à la liberté, aux grandes eaux libres qu'ils retrouveraient beaucoup plus loin, lorsqu'ils en auraient fini des villes et sentiraient leur carène fendre les vagues des grands lacs.
Mais la maison n'était pas seulement sur le chemin des cargos. Elle était aussi sur la route des voies ferrées, au carrefour pour ainsi dire des réseaux de l'Est et de l'Ouest et des voies maritimes de la grande ville. Elle était sur le chemin des océans, des Grands Lacs et des prairies.
Les rails luisaient à sa gauche, et immédiatement devant elles brillaient les disques rouges et verts. Dans la nuit, ce n'était autour d'elle que poussière de charbon, chevauchée des roues, galop effréné de la vapeur, long hurlement des sifflets, éclat court et haché de la cheminée des barges; dans ces bruits s'égrenait encore la sonnerie grêle, cassée, des signaux d'alarme et, prolongée au-delà de toute la rumeur, la marche lente d'une hélice ronronnante. Souvent, en s'éveillant la nuit au milieu de tous ces bruits, Jean avait cru être en voyage, tantôt sur un cargo, tantôt dans un wagon-lit: il avait fermé les yeux et s'était endormi avec l'agréable impression de fuir, de fuir constamment.

Bonheur d'occasion, p. 33 - 34.

 

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Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion.

Montréal, Stanké, 1977.

 

Avenue des Cèdres: Hôpital des enfants

 

Rosé-Anna, mère forte et décidée, rend visite à son fils Daniel, atteint de leucémie, dans le prestigieux hôpital pédiatrique sur le Mont-Royal. L’ascension du Mont-Royal par l’avenue des Cèdres se révèle fatigante pour Rosé-Anna et elle doit s’arrêter de temps en temps pour reprendre haleine. En contemplant la ville d’en haut, la mère réfléchit sur la situation de son fils malade.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

Depuis une grande heure Rosé-Anna marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin, arrivée à l'avenue des Cèdres, elle n'osa de suite l'attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente rapide. Au-dessus brillait le soleil d'avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes humides de la pierre, jaillissaient des touffes d'herbe déjà verdissantes.
Rosé-Anna, s'étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour d'elle. Une haute clôture se dressait à sa gauche sur un terrain vague. Entre les tiges de fer, au loin, toute la ville basse se précisait: d'innombrables clochers s'élançaient vers le ciel; des rubans de fumée prolongeaient les cônes gris des cheminées d'usines; des enseignes suspendues coupaient l'horizon en morceaux de noir et de bleu; et, se disputant l'espace dans cette ville de prière et de travail, les toits descendaient par étages, et se faisaient de plus en plus resserrés jusqu'à ce que leur monotone assemblage cessât brusquement à la bordure du fleuve. Une légère brume, vers le milieu des eaux moirées, brouillait le lointain.
Rosé-Anna contempla le spectacle à travers sa fatigue pendant qu'elle reprenait haleine; elle n'eut même pas l'idée de chercher au loin l'emplacement de sa maison. Mais, d'un coup d'œil, elle mesura ce qui restait à gravir avant d'arriver à l'hôpital des enfants qu'on lui avait dit situé tout au haut de l'avenue des Cèdres.
Daniel y avait été transporté peu de temps après le voyage à Saint-Denis.
Un soir, en le dévêtant, Rosé-Anna avait découvert de grandes taches violettes sur ses membres. Le lendemain, elle l'installa dans son petit traîneau et le conduisit à un jeune médecin de la rue du Couvent, chez qui elle avait fait des ménages autrefois. Le reste s'était accompli si vite qu'elle se le rappelait mal. Le docteur avait tout de suite emmené le petit à l'hôpital. Rosé-Anna ne se souvenait que d'un détail précis: l'enfant n'avait point pleuré, point protesté. Se confiant dans l'excès de sa débilité à cet inconnu qui l'emportait, qui était fort et qui paraissait bon, il avait agité sagement au hasard sa main qui était déjà décharnée.
Rosé-Anna se remit en marche.
Du Mont-Royal, s'allongeant jusqu'au-dessus de Saint-Henri, elle ne connaissait que l'oratoire Saint-Joseph et le cimetière où les gens d'en bas vont comme ceux d'en haut mettre leurs morts en terre. Et voici que dans la maladie les enfants des bas quartiers venaient aussi habiter cette montagne ouverte au flot salubre et protégée de la fumée, de la suie et du halètement des usines qui, dans les tristes creux, s'épandent autour des maisons basses comme une grande haleine de bête, tendue au travail. Cela lui parut de mauvais augure.
Le grand luxe des hôtels particuliers, qu'elle entrevoyait au fond des parcs, l'étonnait. A plusieurs reprises, elle ralentit, se murmurant à elle-même: « Mon Dieu, c'est bien riche, bien beau! Comment se fait-il qu'ils ont emmené Daniel ici? » Elle ne songeait pas à se réjouir de ce que l'enfant eût trouvé l'air pur et abondant. Au contraire, à mesure qu'elle allait, elle se l'imaginait isolé, tout petit, et regrettant dans ce grand silence le passage des trains qui ébranlaient leur logis à Saint-Henri. Elle se rappela son jeu naïf et entêté de tous les jours; elle le revit qui plaçait les vieilles chaises de la cuisine l'une devant l'autre et qui s'asseyait avec gravité sur la première, pour jouer au chemin de fer. […]

Bonheur d'occasion, p. 218 - 220.

 

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Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion.

Montréal, Stanké, 1977.

 

Saint-Henri, 'termitière villageoise'

 

Un samedi soir, Emmanuel erre dans Saint-Henri et réfléchit sur son quartier natal. En traversant la rue Notre-Dame, il se rend compte de l’animation dans la métropole : marchands, ménagères, aiguilleurs, libraires etc. travaillent sans répit. Le spectacle qui se présente à ses yeux le fait penser à une termitière. En ce moment, Saint-Henri lui paraît ainsi comme une ‘termitière villageoise’ :

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Iris Wertel

 

Extrait de texte

 

Emmanuel descendit du train à la gare de Saint-Henri vers neuf heures, un samedi soir. La nuit était fraîche, très douée, avec des étoiles lointaines qui brillaient à travers une résille de nuages.
C'était un soir langoureux, déjà chaud, traversé incessamment du cri de la sirène, et qui baignait dans l'odeur des biscuiteries. Loin derrière cet arôme fade, une haleine d'épices chassée par le vent du sud montait des régions basses au long du canal et arrivait par bouffées sucrées jusqu'à la butte où Saint-Henri se hausse de quelques pieds.
Un soir tel qu'il n'y en a pas deux par an dans le faubourg, tel qu'il ne s'en trouve nulle part ailleurs dans les quartiers environnants que ne visitent point ces odeurs d'épices ou ces souffles d'illusions. Un soir composé d'éléments familiers et d'éléments exotiques si bien entremêlés qu'on ne sait plus où commence le mirage et où la réalité. Et cependant, un soir tel qu'Emmanuel croyait en retrouver une multitude au fond de son enfance vagabonde. Un de ces soirs où le peuple besogneux de fileurs, de lamineurs, de puddleurs, d'ouvrières, semble avoir déserté les maisons d'un commun accord et s'être mis en route, rue Notre-Dame, vers quelque aventure. Lui aussi, souvent, avait erré par des nuits pareilles, cherchant il ne savait quelle mystérieuse joie à la mesure du ciel étendu sur sa tête comme un envoûtement.
Il s'aventura jusqu'au bout du quai. Et là, bien planté en pleine odeur et vision familières, il leva les yeux vers le faubourg. Son village dans la grande ville! Car nul quartier de Montréal n'a conservé ses limites précises, sa vie de village, particulière, étroite, caractérisée, comme Saint-Henri.
Des enfants jouaient à la marelle tout autour de la gare et leurs cris s'entendaient à travers les sifflements de la locomotive qui avait repris de la vitesse et dévalait entre les cours, les arbres maigres, les cordes tendues où séchait le linge, entre ces aperçus d'intimité, mornes, rapides, que les trains découvrent en traversant les villes. D'où il se tenait, Emmanuel voyait les flèches de la paroisse percer les tourbillons de fumée. Son quartier continuait sa vie ordinaire, sa vie sans cesse hachée par les départs, les voyages, sans cesse indifférente aux départs et aux voyages. Rue Notre-Dame, la fruitière enveloppait des légumes. Sa silhouette affairée passait et repassait devant les carreaux. Le marchand de frites arrivait dans sa baladeuse tirée par une haridelle au long cou triste. Devant les Deux Records, les passants ralentissaient pour écouter la radio dont la voix éclatait dans la rue. Le libraire d'à côté vendait des cartes. Les ménagères allaient vivement, de gros paquets sur le buste. Et là-haut, dans sa guérite élevée au-dessus des toits, l'aiguilleur se penchait quelquefois à une vitre crasseuse, et on aurait dit qu'il regardait passer sous lui un peuple de fourmis. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, et les bruits de la vie humaine, de la vaisselle entrechoquée, des conversations, tous les bruits des ménages flottaient dans l'air comme si la vie humaine n'avait plus été à l'abri des cloisons mais se serait étalée en commun dans toute sa pauvre intimité.
Là-bas, voyagent les chalands plats, les cargos, les pétroliers, les barges des grands lacs, les péniches grises, et Saint-Henri connaît l'odeur de tous les produits du monde: des grands pins du Nord, du thé de Ceylan, des épices des Indes, des noix du Brésil. Mais, rue du Couvent, derrière une grille, il abrite, ainsi qu'en une petite ville fermée et provinciale, ses nonnes que l'on voit passer deux par deux quand les cloches de la paroisse sonnent les quarante heures ou les vêpres dominicales.
Il a, le jour, sa vie impitoyable de labeur. Il a, le soir, sa vie de village, alors, qu'assis au frais sur le pas de leur porte ou sur des chaises placées au bord du trottoir, ses gens s'entretiennent de seuil en seuil.
Saint-Henri: termitière villageoise!

Bonheur d'occasion, p. 284 - 286.

 

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France Théoret, Une belle éducation.

Montréal, Boréal, 2006.

 

Vie d'une jeune fille dans un quartier ouvrier

 

Une belle éducation est le sixième roman de France Théoret, poète, romancière et essayiste montréalaise. Le roman tourne autour d’Evelyne, une jeune fille qui a de grandes difficultés à s’identifier aux valeurs traditionnelles des années 1950 ainsi qu’à son entourage marqué par l’ignorance.

La première partie du récit se déroule dans le quartier ouvrier de Saint-Henri, où les parents d’Evelyne ont loué un logement sur deux étages, plus particulièrement, sur la rue Quesnel. Le quotidien y est caractérisé par la terreur des rats, la misère intellectuelle de sa mère et l’autorité irrécusable de son père avare, obsédé par l’argent, qui n’adresse jamais la parole aux enfants. Ce dernier est convaincu que toute activité intellectuelle ne peut être considérée comme une véritable activité. C’est dans le quartier défavorisé qu’Evelyne reçoit une éducation scolaire catholique, ce que sa mère assimile à une « belle éducation ».

Dans la deuxième partie du récit, la famille quitte Montréal pour Saint-Colomban où le père d'Evelyne est devenu propriétaire d’un hôtel de campagne. Bien qu’Évelyne ait reçu une « belle éducation », elle finit par être serveuse dans l’hôtel. Elle est contrainte à travailler dans un bar où elle doit se soumettre aux ordres de ses parents : D’un côté on la force à travailler sans répit, de l’autre côté elle doit danser avec des hommes plus âgés. C’est ainsi qu’elle découvre la fausseté de sa mère.

Dans le passage suivant, Evelyne trace, d’une part, un portrait de la vie quotidienne dans le nouvel appartement à Saint-Henri où la famille vient de s’installer. Elle y décrit avec minutie l’exiguïté du logement, du manque d’intimité et la relation inégalitaire entre ses parents. D’autre part, elle brosse un tableau de sa nouvelle école tenue par des religieuses. Quoiqu’elle soit l’une des meilleurs élèves en classe, elle s’oppose au favoritisme des éducatrices dont elle se méfie, se tenant ainsi à l’écart.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Julia Osl

 

Extrait de texte

 

La famille s'adapte non sans heurts au nouveau logement. La vie quotidienne s'avère difficile. Il y a un seul évier prolongé d'une courte tablette dans la cuisine, pas de lavabo dans le réduit exigu qui sert de cabinet de toilette. Nous avons un seul robinet d'eau froide et un grand récipient très lourd pour chauffer l'eau. La bouilloire déposée sur la cuisinière est un objet de première nécessité. L'évier de cuisine sert à tout, y compris aux usages intimes. Ma mère suspend l'unique miroir du vaste logement au-dessus de la tablette de l'évier. Nous lavons la vaisselle, ma sœur et moi, après le repas du soir. Mon père parle avec ma mère. Il raisonne avec elle qui émet des doutes tant sur le choix d'un commerce, une épicerie, que sur celui de l'emplacement, le quartier Saint-Henri. Elle ponctue ses doutes de longues respirations qui préludent à des paroles emportées et à des jurons. Mon père répète son prénom : Éva, Éva. Il lui rappelle qu'ils en ont parlé, qu'elle a donné son accord. Elle siffle sa réponse entre ses dents : il ne la consulte jamais. Il lui rappelle qu'ils ont rejeté l'idée de s'établir dans un quartier riche. Les riches, dit-il, vivent au-dessus de leurs moyens, ils n'ont pas d'argent. Quand ils en ont, ils refusent de le dépenser. Dans les quartiers Villeray et Rosemont, les commerces sont devenus trop chers et les gens de la classe moyenne dépensent peu pour la nourriture. C'est avec les pauvres qu'on fait de l'argent, insiste-t-il. Crois-moi, les pauvres sont obligés de dépenser. Ils vident leur portefeuille pour nous faire vivre, bien vivre. […]

Je marche dans la rue Vinet en direction de la rue Notre-Dame où je prends le tramway jusqu'à l'arrêt devant le parc Sir-Georges-Étienne-Cartier que je longe pour atteindre l'école Esther-Blondin, située à l'extrémité sud. Je tiens ma promesse, je travaille avec constance. Je suis reconnue parmi les meilleures élèves, j'ai de bonnes notes. J'en éprouve une satisfaction qui se traduit par le goût d'un effort constant. C'est un sentiment neuf et léger, qui me fait oublier la situation familiale. L'école me convient, j'y suis à l'aise. Je me suis approprié une manière d'être, une attitude réfléchie, qui est devenue une seconde nature. Les religieuses nous enseignent depuis le primaire. J'ai observé qu'elles préfèrent les premières de classes. Ce favoritisme a un inconvénient majeur : les élues sont sous l'influence des religieuses. La titulaire s'entretient avec ses préférées à voix basse, le sourire aux lèvres, elle leur chuchote des propos qui restent inaudibles aux autres. Les filles sont si proches de la religieuse qu'elles la touchent presque. […]

Je cultive mon indépendance. Je me tiens à l'écart des religieuses et des favorites. J'évite toute communication, même banale, avec notre institutrice. Quant aux élues, elles forment une cour auprès de celle qui détient l'autorité. Je m'éloigne d'elles, je suis persuadée qu'elles sont des fabulatrices. Je ne fréquente pas les médaillées de la classe.

Une belle éducation, p. 12 - 16.

 

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France Théoret, Une belle éducation.

Montréal, Boréal, 2006.

 

Côte-Saint-Paul : une première sortie

 

Dans l’extrait ci-dessous, Evelyne essaie de brosser un tableau de l’hiver à Saint-Henri où elle vient de déménager. Le froid qui y règne en ce début de printemps illustre très bien la relation mère-fille : Bien qu’Evelyne soit rongée par le doute et l’incertitude, sa mère reste passive et évite de prononcer le mot « amie ». Cette fois-ci par contre, elle autorise Evelyne à sortir pour la première fois avec son amie, la blonde, à une soirée dansante d’une troupe folklorique, souvenir inoubliable pour la jeune fille.

 

Texte d'introduction et choix de l'extrait: Julia Osl

 

Extrait de texte

 

Le froid, au début d'avril, nous rend livides. Les rues du quartier, encombrées des restes de l'hiver, conservent des amoncellements de neige et de glace noircies. Je déambule tout au long des mêmes rues, emprunte un trajet devenu familier. Mon amie la blonde me parle d'une célèbre troupe folklorique dont elle fait partie. Amenée par sa sœur aînée, elle a rejoint le groupe de la relève à l'âge de onze ans. Elle m'invite un samedi soir, chez elle, Côte-Saint-Paul. La troupe des jeunes fera la fête, dansera la soirée entière. Ma mère m'autorise une première sortie, le samedi soir, dans la famille d'une camarade de l'école. Je m'y rendrai par les transports publics, et ma mère m'attendra, dans la station wagon, vers dix heures devant la porte de chez la fille. Ma mère évite de prononcer le mot amie qui est apparu dans mes propos. La permission est assortie de conseils sur les politesses d'usage. Je suis inhibée avant de me présenter chez mon amie d'autant que je ne sais pas danser, et que c'est là la seule question importante. Mon amie est aimable. Elle me présente ses sœurs et ses amis qui arrivent les uns après les autres. Les meubles de la pièce double ont été retirés. Les invités se groupent autour du tourne-disque. Les jeunes filles portent des jupes amples coupées au genou. L'atmosphère est légère. Je le remarque, ils se connaissent tous. La danse commence vers neuf heures. Je reste appuyée contre le mur, le regard fixé sur les danseurs. J'admire leur souplesse et leur savoir-faire. Personne ne m'invite à danser et je ne le désire pas. J'ai tant à observer.

Une belle éducation, p. 46 - 47.

 

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